Un pape c’est bien, trois c’est mieux ?

Alors que le rôle du Pape est, entre autres, de garantir l’unité de l’Église, cette fonction même a été à l’origine d’une des plus graves crises du bas Moyen Âge, déchirant la « robe sans couture ».

Palais des papes à Avignon
Palais des papes à Avignon

Pendant une dizaine d’années, nous nous sommes habitués à ce que deux silhouettes blanches cohabitent au Vatican. Même si le caractère inhabituel de la chose put troubler des catholiques, la transition se fit dans la sérénité et la paix les plus parfaites. Les conditions pour accéder et demeurer sur le Saint-Siège étant simples : l’élection par les cardinaux et la volonté de l’élu. Au moment où Benoît XVI exprimait sa décision de renoncer à cette charge, c’est-à-dire n’avait plus la volonté de l’exercer, alors ipso facto, il redevenait Joseph Ratzinger. Pourtant certains esprits chagrins voulurent opposer l’ancien Pape et le nouveau, voir des rivalités entre un Pape et un Pape émérite, là où il n’y avait plus qu’un Pape et un simple catholique. Faut-il voir dans cet antagonisme fantasmé les traces d’un inconscient catholique marqué par l’histoire du Grand Schisme ? Histoire autrement traumatisante que la séquence que les catholiques viennent de finir de vivre.

Une faute originelle de la France ?

L’origine de cette grande division de la Chrétienté remonte au conflit entre le Philippe le Bel et Boniface VIII sur fond de querelles pécuniaires concernant les bénéfices ecclésiastiques ainsi que sur la question de la supériorité du pouvoir spirituel sur les pouvoirs temporels, affirmée dans la bulle Unam Sanctam (1302). Les tensions atteignent leur paroxysme quand le roi de France envoie Guillaume de Nogaret son Garde des Sceaux, trancher le problème directement en Italie auprès du Pape. C’est le fameux épisode d’Anagni le 8 septembre 1308, où Sciarra Colonna, partisan romain du Roi de France aurait, dans un excès de colère contre l’entêtement du Souverain Pontife, giflé ce dernier. Traumatisé, le vieillard expire quelque temps plus tard. Son successeur, Benoît XI, au règne éphémère (1303-1304), par crainte du Roi de France, décide d’abroger la plupart des mesures prises à l’encontre de ce souverain. Conscients de la gravité de la crise politique, et sous l’influence du clan Colonna pro Français, les cardinaux décident d’élire un homme resté neutre dans cette affaire : Bertrand de Got qui devient Pape sous le nom de Clément V. Ce Français refuse de se rendre à Rome déchirée par des querelles intestines qui opposent les partisans du Pape, la pars Guelfa, et les partisans du Saint-Empire Germanique, la pars Gebellina. Cette crise politico-religieuse en germe depuis le XIIème siècle s’est transformée en véritable conflit armé qui secoue les villes italiennes. C’est donc pour ces raisons que Clément V décide de rester en France où il mène une vie itinérante, rompant avec la tradition romaine. Il se fixe quelque temps à Avignon à partir de 1309, mais c’est véritablement son successeur, Jean XXII élu au conclave de Lyon en 1316, qui décide de fixer durablement la papauté en Avignon. La situation se fige durant un petit peu plus de cinquante ans jusqu’à ce que Grégoire XI décide de rentrer dans les États pontificaux, en 1377, où il meurt en 1378. C’est la fin d’une succession de sept papes français qui avaient préféré le Rhône au Tibre.

Papes et antiPapes, une chrétienté divisée

Après la mort de Grégoire XI, les Romains voient dans la circonstance d’un conclave réuni dans leur ville l’occasion de faire peser leurs voix pour obtenir enfin l’élection d’un pape italien qui renouerait avec le lieu traditionnel du Siège de saint Pierre. La foule se fait si menaçante que les Cardinaux prennent peur et décident donc d’élire avec soin un Italien, Bartolomeo Prignano, qui prend le nom d’Urbain VI en avril 1378. Cependant son désir radical de réformes et ses méthodes peu empreintes de douceur effraient la Curie au point qu’une partie des prélats cherche un moyen d’évincer celui qu’ils avaient choisi quelque temps plus tôt. Le souvenir des journées du printemps marquées par les vociférations du peuple de Rome offre l’expédient efficace afin de déposer Urbain VI : la pression populaire aurait ôté toute liberté au vote, rendant ce dernier nul. Ainsi, dès septembre 1378, douze des seize électeurs se rassemblent pour élire un nouveau Pape : Clément VII. C’est le début d’une longue opposition mortifère de deux Rome dans l’Église. Bien évidemment, la question religieuse connaît une variante politique dans le choix des Princes de soutenir l’un ou l’autre pape, Rome ou Avignon. En pleine guerre de Cent Ans, la France et l’Angleterre prennent ainsi soin d’être dans des camps systématiquement opposés. Pourtant, malgré cette crise inédite, clercs et fidèles trouvent des compromis pour permettre à la vie de l’Église et notamment la vie sacramentelle de suivre son cours. Les cas d’interdits ou de persécutions sont rares. La situation semble se figer quand les successeurs des deux papes, Boniface IX à Rome et Benoît XIII à Avignon, entérinent le schisme en s’agrippant à leur position. Benoît XIII, alias Pedro de Luna, voit périr successivement Boniface IX, et Innocent VII et se mesure donc en définitive à Grégoire XII, élu en 1406. Alors qu’une rencontre est prévue entre les deux hommes en terres neutres, à Savone en 1407, leur intransigeance est telle que l’événement est annulé, suscitant l’ire de la Chrétienté. Dans chaque camp, la lassitude de la situation croît considérablement.

L’Union à tout prix

La reprise en main de l’Église est due à l’initiative de cardinaux de part et d’autres qui souhaitent que l’Église retrouve son unité. C’est un groupe de cardinaux romains qui, en premier, décident de rompre avec Grégoire XII pour mettre fin à la crise. En 1409, ils se réunissent à Pise où ils invitent l’ensemble des catholiques, tout camp confondu, à se réunir en Concile afin de déposer les deux Papes et à en élire un unique. L’appel de ces cardinaux dits « unionistes » connaît alors un très grand retentissement. Le 5 juin de la même année, les deux papes, jugés hérétiques et schismatiques, sont officiellement déposés. Dans le même mois, un nouveau pape est proclamé : Alexandre V, mort quelques mois plus tard. Jean XXIII, son successeur, se heurte à l’obstination de Grégoire XII et de Benoit XIII, bien décidés à conserver leurs Sièges respectifs. Trois papes au lieu d’un : la situation ne faisait qu’empirer. Un nouveau concile est donc ouvert en Italie en 1413 et est très vite déplacé en 1414 à Constance, sous l’égide de l’Empereur Sigismond. De guerre lasse, Grégoire XII accepte l’idée de démissionner à la seule condition que le Pape qui le remplacerait ne serait pas Jean XXIII. Ce dernier, conscient de la fragilité de sa position en plein Empire et au milieu d’une foule de clercs passablement épuisés par ces rivalités incessantes, tente de se dérober. Mais le 6 avril 1415, le concile proclame sa supériorité sur le Pape, et dépose Jean XXIII en mai, invalidant ainsi le concile de Constance. Dans la foulée, Grégoire signe son abdication, laissant seul l’opiniâtre Pedro de Luna. Il est alors réfugié dans le territoire d’un des derniers États à le reconnaître : la Couronne d’Aragon. Barricadé sur la presqu’île de Peníscola, il refuse catégoriquement d’abdiquer. Il est déposé en 1417, et un mois plus tard, en novembre, un nouveau Pape est élu répondant au nom de Martin V. Isolé sur son île, Pedro de Luna fut condamné à sombrer dans l’oubli, mourant dans l’indifférence quasi générale malgré la présence d’une poignée de fidèles, résolus à voir le véritable successeur de Pierre dans Benoît XIII. Pour certains il n’eut qu’un héritier qui renonça définitivement. Pour d’autres, bien plus, jusqu’au 18 avril 1994 à Senez : « Benoit les attendait, immobile, son sac posé à ses pieds, la tête inclinée sur la poitrine, priant en silence. Il ne priait pas, il était mort…» (Jean Raspail, L’Anneau du pêcheur).