Le Dialogue des Carmélites, ou la peur rédemptrice

Dans sa croisade littéraire contre la tiédeur contemporaine, Georges Bernanos (1888-1948) mit constamment sa plume au service de sa foi catholique. Il confronte ici la peur de la mort et le salut des âmes.

Le Dialogue des Carmélites, Philippe Agostini et Raymond Léopold Bruckberger (1960)
Le Dialogue des Carmélites, Philippe Agostini et Raymond Léopold Bruckberger (1960)

Inspiré de la nouvelle allemande intitulée La dernière à l’échafaud de Gertrud von Le Fort (1876-1971), mis en musique par Francis Poulenc en 1960, le Dialogue des Carmélites (1949) est une courte pièce de théâtre retraçant autour de la jeune Blanche de La Force les derniers jours des carmélites de Compiègne guillotinées le 17 juillet 1794.

La peur en héritage.

Blanche de La Force est une jeune femme marquée par la peur. Le prologue de la pièce, située en 1774, décrit un mouvement de foule à la suite duquel, terrorisée, la marquise de La Force meurt en donnant naissance à sa fille Blanche. Née dans la peur, Blanche grandit avec une « imagination malade », cette « horrible faiblesse qui fait le malheur de [sa] vie ». Dès les premières lignes donc, le paradoxe apparaît entre le fier nom de la jeune fille et sa crainte maladive, qu’elle perçoit comme un honteux outrage à la maison dont elle est issue. « Petit lièvre » perpétuellement à la recherche d’un gîte qui lui soit un refuge sûr, elle est profondément mortifiée par cette tare. Blanche la juge incompatible avec sa fierté naturelle qui s’en trouve douloureusement aiguillonnée.

Mais plus précisément, la frayeur constante qui habite Blanche est un réalité une peur spécifique, celle de la mort. Chez elle, peur et mort sont étroitement liées depuis sa naissance tragique. De là sa peur enfantine de la nuit : « Je sais que le crépuscule vous rend toujours mélancolique, lui dit son frère. Vous me disiez quand vous étiez petite : Je meurs chaque nuit pour ressusciter chaque matin ». Et la mort finit par exercer sur elle une fascination qui la ronge: « J’ai médité sur la mort chaque heure de ma vie ».

L’héroïsme du Carmel.

Avisés de sa nature particulièrement craintive, son père d’abord, puis la Mère Prieure, sondent sa vocation : « On ne quitte pas le monde par dépit » lui dit son père. Et la Mère Prieure d’ajouter : « Croyez-moi c’est une mauvaise manière d’entrer dans notre Règle que de s’y jeter à corps perdu, ainsi qu’un pauvre homme poursuivi par des voleurs. – Je n’ai pas d’autre refuge, en effet. – Notre règle n’est pas un refuge. Ce n’est pas la Règle qui nous garde, ma fille, c’est nous qui gardons la Règle ». Le Carmel, autrement dit, n’a pas pour dessein de réconforter les faibles, mais au contraire de vaincre la nature, et l’héroïsme y semble naturel. On pense spontanément à Mère Marie de l’Incarnation qui plaide pour le vœu du martyre : « Pour que la France ait encore des prêtres, les filles du Carmel n’ont plus qu’à donner leur vie. ». Par ailleurs, la mort mystérieuse de la première Prieure, qui survient au tout début de la pièce, détonne justement parce qu’elle ne correspond pas à l’idéal d’exigence auquel tendent les religieuses et qu’elle incarnait particulièrement. C’est une mort contre-nature qu’elle subit, inadaptée à la religieuse qu’elle fut.
Cette étrangeté est perçue par Sœur Constance : « Qui aurait pu croire qu’elle saurait si mal mourir ! On dirait qu’au moment de la lui donner, le bon Dieu s’est trompé de mort, comme au vestiaire on vous donne un habit pour un autre. Oui, ça devait être la mort d’une autre, une mort pas à la mesure de notre Prieure, une mort trop petite pour elle ». Cette scène amorce l’évocation du mystère de la Communion des Saints chère à Bernanos. Le Carmel en effet « n’est pas une Maison de Paix (…). C’est une Maison de prière. Les personnes consacrées à Dieu ne se réunissent pas entre elles pour jouir de la paix, elles tâchent de la mériter pour les autres… ». Et c’est ainsi que sœur Constance, toute pénétrée de l’idéal carmélite, peut dire : « On ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même les uns à la place des autres, qui sait? ».

Dans ce carmel de Compiègne la fragilité de Blanche éclate. La bonté bourrue des deux Prieures, l’exigence et la pitié un peu condescendante de Mère Marie de l’Incarnation, et même la douceur rafraîchissante de la jeune sœur Constance placent Blanche dans une sorte de porte-à-faux dès son entrée au Carmel. Ce décalage est accentué par la sollicitude maternelle de la Prieure Mère Marie de Saint Augustin « pour [sa] pauvre petite fille Blanche », en qui s’incarne « la douce enfance du Seigneur ». Une enfant, voilà ce qu’est Blanche, perdue dans le monde héroïque du Carmel. Sa faiblesse atteint un sommet après le vœu du martyre qu’elle a prononcé pour être à la hauteur des autres religieuses. Traumatisée par cet engagement sous peine de péché mortel, elle s’accuse d’avoir « menti à Dieu », et elle prend la fuite.

La peur sanctifiée.

Confrontant force et faiblesse, Bernanos n’interroge-t-il pas plus largement l’héroïsme catholique ? Est-il à la portée de tous, ou réservé à la seule élite des saints ? Magistral témoin de sa Foi, Bernanos déclare par le biais de Mère Marie : « Une seule chose importe, c’est que braves ou lâches, nous nous trouvions toujours là où Dieu nous veut, nous fiant à Lui pour le reste. Oui, il n’est d’autre remède à la peur que de se jeter à corps perdu dans la volonté de Dieu, ainsi qu’un cerf poursuivi par les chiens, dans l’eau fraîche et noire ». Et c’est ainsi qu’en demandant de s’appeler sœur Blanche de l’Agonie du Christ, Blanche de La Force fait le choix, conscient ou non « de rester jusqu’au bout prisonnière de la Très Sainte Agonie ». C’est auprès du Christ du Jardin des oliviers que la Prieure sait que Blanche trouvera sa place dans le Carmel : « Lorsqu’on (…) considère de ce jardin de Gethsémani où fut divinisée, en le Cœur Adorable du Seigneur, toute l’angoisse humaine, la distinction entre la peur et le courage ne me paraît pas loin d’être superflue ».
Présente dès les premières pages de l’œuvre, la Passion du Christ se révèle ainsi réactualisée dans la passion des Carmélites. L’oblation généreuse que Mère Marie de l’Incarnation propose à la communauté, évoque saint Pierre dégainant fougueusement son épée mais rappelé à l’ordre par son Maître. Mère Marie, championne du martyre, doit elle aussi soumettre sa volonté à celle de son Seigneur. Elle était la plus désireuse d’offrir son sang, mais, privée de la guillotine et spectatrice de la mort de ses compagnes, son martyre à elle est de sacrifier un héroïsme ardemment souhaité. Quant à Blanche, mystérieusement conjurée à l’heure fatale, sa peur se métamorphose en une force toute divine puisée dans les mérites de la mort de la première Prieure. Et, ainsi, elle honore son vœu dans la glorieuse solitude de l’échafaud.
Implorée jusqu’au bout par les religieuses dans leur chant du Veni Creator, la force des uns a ainsi permis que « la faiblesse [soit] finalement réconciliée et glorifiée dans l’universelle rédemption… ». Si la mort et la question du salut sont indissociables chez Bernanos, c’est bien en laissant la grâce transfigurer sa peur que Blanche gagne sa palme, offrant sa vie en s’unissant au mystère de la communion des saints.

À côté de Blanche de La Force, je vois la farouche Mouchette (Nouvelle histoire de Mouchette, 1937). Ces deux filles de Bernanos se dressent en un étrange vis-à-vis, liées par « la même tragique solitude où je les ai vues toutes les deux vivre et mourir », écrit-il. Habitées par un commun rejet du monde, aussi bien de l’élégante frivolité de l’aristocratie parisienne du XVIII° siècle que du misérable village artésien où le vice règne sans partage, leurs courtes vies se closent par le choix de la mort. Si la mort, pour Mouchette, est la solution ultime pour fuir un monde désespéré, elle est librement acceptée comme une délivrance par Blanche qui fait don de sa vie en accomplissant le mystère de la Communion des Saints. Blanche affronte sa peur transfigurée par la grâce, tandis que Mouchette renonce à continuer d’avancer la tête haute. La première meurt en gravissant l’échafaud, et la seconde se laisse glisser dans l’eau d’une mare noire. La peur sauve ou condamne.