Avons-nous trop ou pas assez peur du mal ?

Le mal est ce dont nous avons tous plus ou moins peur. Pas seulement le mal que nous pourrions subir, mais aussi celui que nous pourrions commettre. C’est cette dialectique entre deux peurs symétriques que nous allons tenter d’approcher, car elle en dit long sur notre humanité.

La Fugue Journal La Peur
© Pauline Doutrebente

Parmi tous les types de peur, il en est une qui se fait de plus en plus présente et l’autre de plus en plus rare : la première, c’est la peur de subir le mal, entendu dans son sens de dommage corporel ou psychique, et la deuxième, c’est la peur de commettre le mal. La première est paralysante si elle se fait omniprésente. Et la deuxième est bénéfique pour la société, en ce qu’elle permet de contenir les éléments toxiques et de préserver une certaine entente entre les individus. Ce que nous entendons comprendre, c’est pourquoi le schéma de la peur du mal a tendance à se modifier dans nos sociétés contemporaines, passant de la peur de commettre le mal à la peur de le subir. Il ne s’agira donc pas de caractériser philosophiquement la peur, par comparaison avec la crainte comme chez Spinoza, ou avec l’angoisse comme chez Kierkegaard et Heidegger, mais de la voir sous un de ses aspects, celui de son rapport au mal.

La peur de subir le mal et le déclin du courage.

Il semble bien loin, l’âge où l’on ne craignait pas de mourir et de donner sa vie pour une cause qui nous dépasse. Les adolescents admirent les personnages courageux des séries, insensibles au danger et à la peur de mourir, mais répondent non dans les sondages à la question : vous battrez-vous pour la France si elle était attaquée ? D’autres fantasment sur le passé, sur les grands empires et les glorieuses armées. Les mêmes qui ont des comportements proches de l’hypocondrie et qui ont sans cesse peur d’être déclassés ou de perdre leur espace de confort. Plusieurs raisons de cette nouvelle culture de la peur peuvent être avancées. La première, Michel Foucault l’a très bien analysée dans les cours au Collège de France réunis sous le titre Sécurité, territoire, population. Si le mal nous fait si peur, c’est parce qu’en réalité il s’est fait rare. Les progrès de la médecine rendent la mort lointaine. Le délai très court d’intervention des forces de sécurité civile rend les catastrophes, comme les inondations ou les feux de forêt, très peu mortifères. Et ce parce que nous sommes entrés dans un nouvel âge que Foucault appelle l’âge sécuritaire. L’âge sécuritaire, c’est l’âge où l’Etat, par une gouvernementalité englobant toute la population, gère directement la vie des individus et devient un biopouvoir. Foucault réactive alors la métaphore platonicienne du pastorat : l’Etat gouvernemental moderne est comme un pasteur conduisant son troupeau, et veillant dans les moindres détails à son bien-être. Or, on redoute davantage ce qu’on ne connaît pas. C’est paradoxalement celui qui a déjà vu la mort en face, comme un sportif de l’extrême, qui ne la craint plus, et celui qui n’a jamais connu le danger qui le redoute le plus. Qui n’a jamais fait de saut depuis un rocher dans une rivière ? Le tout premier saut à cinq mètres de hauteur fait beaucoup plus peur qu’un deuxième saut à huit mètres. Étrange ? Non, car la logique de la peur du mal subi se fonde sur la peur de l’inconnu.

D’où la deuxième raison qu’on peut avancer pour expliquer cette omniprésence de la peur : la disparition progressive de la religion et de la croyance en une vie après la mort. Celui qui sait qu’après la mort il vivra éternellement considère sa vie terrestre comme un point sur la ligne de son existence. Il est donc plus enclin à risquer sa vie pour des causes qui le dépassent. Cette foi en l’au-delà peut d’ailleurs être source de grands biens, comme rendre plus facile le fait de mourir pour sauver quelqu’un que l’on aime et qu’on est convaincu de revoir un jour, ou pour défendre sa patrie, mais aussi de grands maux, comme le terrorisme et plus généralement le fait de se suicider pour une idéologie morbide. Mais si l’on ne croit plus à la vie après la mort, alors la vie paraît tellement courte, elle n’est qu’un bouquet de roses, selon le mot de Ronsard, qu’il faut cueillir avec hâte avant qu’elles ne se dessèchent et meurent. Quelle tristesse de voir parfois des personnes âgées s’accrocher désespérément à la vie, avoir d’autant plus peur de la mort que celle-ci est imminente ! Même sans croire en une vie post mortem, l’acceptation du destin comme fatum nécessaire, qui était celle de la sagesse épicurienne et stoïcienne, est difficile pour un esprit moderne individualiste qui entend profiter de sa vie au maximum.

La peur de faire du mal, la grande oubliée de la modernité ?

Mais il est une autre peur qui, elle, diminue inexorablement, c’est la peur de commettre le mal, c’est-à-dire de causer du tort à autrui. La haine qui se déverse sans retenue sur les réseaux sociaux n’en est que la manifestation la plus visible. Pourquoi se préoccuper de ne pas heurter ou blesser la personne qu’on ne voit même pas ? Parce que nous sommes bon gré mal gré de purs produits de l’individualisme. Nous avons donc beaucoup plus peur de subir nous-mêmes des maux que d’en faire subir à autrui. Notre rapport aux autres est celui de Sartre : l’enfer, c’est bien eux. Même le respect malgré les divergences entre les différentes personnalités politiques semble avoir disparu. Cet individualisme qui ne craint plus le dommage causé, c’est également celui des élites par rapport au peuple. Dans La trahison des élites, Christopher Lasch soutient ainsi la thèse d’un abandon complet du peuple par les élites politiques ou économiques. Avant, selon lui, les élites avaient au moins le mérite de faire profiter au peuple de leurs richesses. En Grèce, avec les chorégies, elles finançaient l’armée, les fêtes, les pièces de théâtre. Sous l’Ancien Régime, la noblesse avait un devoir de protection, les hasards de la richesse et de la bonne naissance impliquant des devoirs d’assistance à la population. Mais aujourd’hui, affirme Lasch, les élites ont abandonné le peuple à leur sort, ne cherchant même plus à lui faire profiter de leurs richesses et de leurs avantages. Enfin, cette disparition de la peur de faire du mal à autrui, c’est aussi celle des criminels. Il n’est qu’à regarder le taux de récidive pour s’en rendre compte. Cela fait bien longtemps que nous ne craignons plus l’enfer chrétien, ou un quelconque châtiment divin. Mais la peur de la sanction pénale, qui était censée le remplacer, ne joue plus son rôle. Selon Beccaria dans son Traité des délits et des peines, les sanctions n’ont qu’une fonction de protection de la société, car elles évitent la récidive en dissuadant à la fois le condamné de recommencer, mais aussi les autres membres de la société de commencer tout court. Or, pour dissuader, il faut faire peur. Enlevez la dissuasion, avec une peine trop légère ou pas appliquée jusqu’au bout, et la disparition de la peur de faire le mal suivra.

Tel serait donc le lot de notre modernité : s’engager de plus en plus dans la peur pour soi-même et délaisser cette peur morale qui est celle de faire du tort à autrui. Il est cependant certain que la dialectique de la peur de subir le mal et de le commettre est plus complexe que ce que nous en avons dit, aussi parce que la peur est un sentiment individuel avant d’être un sentiment collectif. Si nous l’avons à dessein présentée de manière caricaturale par le biais d’une évolution historique, en vue de dresser un constat sur notre société individualiste dans son intégralité, c’est aussi pour que chacun puisse plus facilement appliquer cette dichotomie à sa propre existence morale : n’avons-nous pas tous trop peur du mal qui pourrait nous arriver et pas assez peur de celui que nous pourrions faire aux autres ?