Éduquer ses peurs – Entretien avec Gérard Guerrier

Durant son existence bien remplie, Gérard Guerrier a volé des sports de l’extrême à l’entreprise, en passant par l’écriture d’essais et de romans. Libre comme l’air, il a fait du risque son compagnon, de la peur son amie. Jusqu’à ce qu’un traumatisme le conduise à sonder cette émotion particulière, en dressant un Éloge de la peur, publié en 2019 chez Paulsen, l’éditeur des aventuriers-écrivains. Il y explore la peur, tant du point de vue de son expérience personnelle que de celui de spécialistes ès peur, psychiatres, sociologues et autres anthropologues. Dans cet entretien, il livre à La Fugue quelques-unes de ses réflexions.

Gérard Guerrier, auteur de "Éloge de la peur" (Paulsen, 2019).
Gérard Guerrier, auteur de "Éloge de la peur" (Paulsen, 2019).

Comment vous est venue l’idée d’écrire un ouvrage sur la peur ?

Toute ma vie, j’ai pratiqué des activités à risque, que ce soit la plongée profonde, l’alpinisme ou encore le deltaplane, à haute dose. La peur que l’on peut ressentir lors de ces activités ne m’a jamais posé problème. Ce n’est pas que je sois un psychopathe, mais j’ai toujours compensé la peur par un surcroît de motivation, de passion, voire d’addiction. Mais il y a 8 ans, mon fils aîné a perdu la vie dans un accident de parapente. J’ai souffert alors d’un syndrome post traumatique. Moi qui pratiquait la haute montagne, je suis devenu incapable de gérer ma peur du vide. Plutôt que de continuer à vivre avec cet handicap, j’ai commencé à travailler et à écrire sur la peur en général, de la simple appréhension à la terreur.

Quelle a été votre méthode ?

J’ai écrit un livre à trois entrées. La première est mon expérience personnelle de la peur, notamment au travers de mes activités à risque. La deuxième est un recueil de témoignages de personnes qui, de par leur métier – des navigateurs solitaires, des secouristes ou des sportifs de l’extrême par exemple – ont été régulièrement confrontées à cette émotion. Enfin, j’ai fait appel aux spécialistes : neuroscientifiques et autres anthropologues.

Est-ce que nos contemporains refusent d’affronter la peur ? 

Nous sommes effectivement entrés dans une ère de la peur. Aux États-Unis, une psychosociologue a réalisé des études sur des cohortes d’étudiants américains des années 50, et a comparé les résultats à ceux obtenus avec des étudiants des années 2000 et 2010, soumis aux mêmes batteries de tests. Elle a découvert que les étudiants du XXIe siècle étaient grosso modo deux fois plus sensibles à la peur que leurs prédécesseurs du siècle dernier. Cela peut s’expliquer par divers facteurs, notamment l’accroissement du confort dans nos sociétés occidentales et l’abaissement du seuil de la peur.

Si la peur s’est progressivement installée dans le monde occidental, peut-on considérer que le courage a conjointement décliné ?

Plusieurs écrivains ou philosophes, comme Soljénitsyne ou Cynthia Fleury, ont décrété le déclin ou même la fin du courage au tournant du XXIe siècle. Je ne partage pas cette opinion : je pense, en effet, que le courage n’a cessé de muter au cours des siècles et qu’il continuera à muter mais à exister. Le courage primitif d’Homère est ainsi un courage démonstratif où l’on cherche la gloire, succédané de l’éternité dans le monde grec. Mais ce courage est dénué de libre arbitre, puisque les Hector et autre Achille sont les jouets des dieux. A ce courage des origines, Platon ajoute la raison : il n’y a pas de courage sans lucidité. Aristote complète encore cette vertu avec la notion de juste milieu – in medio stat virtus – entre la crainte et la témérité. Saint Augustin affirme plus tard que le courage ne peut exister sans la foi – c’est celui des martyrs, etc. Quant à moi, je considère qu’être courageux, c’est forcer sa nature pour un noble objectif.

Revenons à la peur. Pourriez-vous en établir une typologie comme vous venez de le faire pour le courage ?

Pour cela, il faut s’aventurer un peu du côté des neurosciences. Commençons par une idée simple : il n’y a pas de peur sans conscience. Ainsi, un moustique qui s’envole parce qu’il est survolé par l’ombre de votre main n’a pas peur. Sa réaction est comparable au réflexe qui nous fait retirer vivement notre main si celle-ci est au contact avec une plaque de cuisson chaude. 
Si on ne peut parler de « peur » pour les invertébrés, l’ensemble des mammifères, de la souris à l’homme, partage les mêmes circuits neuronaux localisés dans le cerveau sous-cortical — le siège des émotions —  face à une menace immédiate : un circuit court (80 ms environ) dont la fonction est d’assurer notre survie par la fuite, le combat ou l’immobilité. 
Le circuit long, propre à l’homme et peut-être à certains mammifères évolués, fait intervenir le cortex préfrontal — siège de la raison — mais aussi l’hippocampe qui joue un rôle central dans la mémoire et la contextualisation. Ainsi la vue d’un crotale dans un terrarium suscitera moins de peur que le même serpent filant entre nos jambes. 
Il existe enfin un troisième circuit assez proche du circuit long : celui de l’anxiété ! Nul besoin alors de menace concrète et immédiate. L’Homme, en puisant dans ses souvenirs, en faisant appel à son imagination, est capable de se mettre en alerte face à un objet qu’il a lui-même conçu. 

Quelle est la relation entre la peur et le danger ?

La peur est un mécanisme de survie face au danger. Mais ce circuit archaïque est bien imparfait ! Il y a en effet de nombreuses peurs sans danger, à commencer par les phobies, mais aussi la peur du vide. Celle-ci est tellement ancrée en nous que la raison ne peut guère la contrer sans un long entraînement. Difficile par exemple de pénétrer dans la cabine de verre de l’Aiguille du Midi surplombant 1000 mètres de vide sans avoir les tripes nouées même si on a été briefé sur toutes les mesures de sécurité. 
À l’inverse, il existe de nombreux dangers réels sans peur véritable. Le tabagisme, par exemple, cause environ 75000 morts par an. Pourtant les fumeurs ne s’en inquiètent que le lorsque leur médecin leur annonce un cancer ! Parfois même ces fumeurs s’inquiètent plus de la criminalité que de leur cigarette alors que le risque de décès par homicide, en France, est environ 500 fois moindre ! 

Quel rôle a joué la peur dans l’évolution de l’homme ?

La peur est une émotion ambivalente. D’un côté, elle assure notre survie. Les prudents, voire les peureux, vivent ainsi plus longtemps. D’un autre côté, l’Homme ne peut se développer sans prendre de risque, sans quitter sa zone de confort et donc sans affronter sa peur.

Vous avez expliqué avoir été confronté plusieurs fois à la mort. Que peut-on dire de l’angoisse d’un jour n’être plus ?

La peur de la mort, c’est la peur de l’inconnu, la peur du vide exacerbée. De même que les hommes dans l’histoire ont été effrayés par la mer ou la montagne, ils ont toujours eu peur de mourir. Pourtant, il n’y a rien de plus irrationnel que de craindre la mort ! Comment peut-on avoir peur du néant, de l’absence de tout sens ? A-t-on peur de ce que nous étions, ou plutôt de ce que nous n’étions pas avant notre naissance ? Non bien sûr ! Nous avons peur de la mort, parce que nous existons, parce que nous avons conscience d’exister. Nous sommes incapables de concevoir qu’un jour nous n’existerons plus. Il s’agit pour nous d’un vide que nous ne pouvons combler. Un vertige que l’on remplit alors  de nos fantasmes…
Cela se vérifie sous toutes les latitudes et dans toutes les civilisations. Je pense, par exemple, aux Inuits du Groenland. Jusqu’au début du XXème siècle, ils se sont tenus sur les côtes de l’île-continent, refusant de s’aventurer sur l’inlandsis, associé selon eux au royaume des morts. Ainsi quand les explorateurs ont voulu traverser la calotte glacière, à l’instar de Peary ou de Cook, les esquimaux qui les accompagnaient ont fait demi-tour dès qu’ils ont abordé ce monde inconnu.

La manière dont on a peur varie-t-elle avec le sexe ?

Il existe de nombreuses femmes qui ont moins peur que certains hommes. Mais, les études scientifiques indiquent que les femmes sont, en général, deux fois plus sensibles aux signaux menaçants que les hommes. Ce n’est pas un hasard si les femmes, en France, ne représentent que 3,5% de la population carcérale. D’autres études montrent que 30% des femmes se déclarent anxieuses contre 15% pour les hommes. Cela peut s’expliquer de différentes manières : les femmes ont sans doute moins de problème à admettre leurs peurs ; elles sont aussi, sans doute, plus sensibles, oublient moins facilement, etc. et globalement ont une intelligence émotionnelle supérieure à celle des hommes.

Est-ce que l’on a plus ou moins peur également selon son âge ?

La peur évolue considérablement avec l’âge. Deux périodes de la vie semblent particulièrement propices à l’anxiété : l’adolescence d’une part, et la fin de la vie active d’autre part. “Qui suis-je ?” est une question qui nous travaille tout au long de l’adolescence, parfois douloureusement. Souvent, l’adolescent tente de se construire en fonction du regard des autres. Ce questionnement autour de notre identité en devenir peut être source d’angoisse. A cela s’ajoute une autre question : “que vais-je faire de ma vie ?”, sans même compter le questionnement sur l’avenir de notre planète… 
De même, la sortie de la vie active génère un certain nombre de questions existentielles que l’on avait mis de côté, tout occupés que nous étions à travailler, éduquer les enfants, payer la maison, etc. Et puis, contrairement aux adolescents, on voit alors se dessiner la ligne d’arrivée, ce qui n’est pas forcément très réjouissant.

Beaucoup de nos rédacteurs et de nos lecteurs sont à l’aube de leur vie. Quelle relation leur conseillez-vous d’avoir avec la peur ?

L’anxiété est un facteur de performance. Trop insouciant, on sous-performe… Une étude réalisée auprès d’étudiants en première année de médecine a démontré que ceux qui réussissent mieux en général ont un niveau d’anxiété assez élevé. 
Attention cependant, au-delà d’une certaine limite, l’anxiété devient toxique et mine notre performance, sans même parler de notre bonheur ! On entre alors dans l’anxiété pathologique, dans les troubles anxieux généralisés, ou encore dans le stress chronique.
Donc, un peu d’anxiété ne nuit pas… Au contraire ! Mais utilisez positivement cette émotion pour bien vous préparer à ce qui fait votre existence, pour construire.
Je vous conseillerais ensuite de ne pas avoir honte de vos peurs. Depuis des lustres, la peur est une émotion honteuse. Il n’y a qu’à demander à vos camarades des synonymes de « peureux ». Vous récolterez alors une longue liste de substantifs et adjectifs négatifs : « trouillard », « lâche », « pleutre », etc. Rarement, « craintif » ou « prudent » seront évoqués. Je pense, au contraire, que les peurs peuvent avoir une dimension positive et qu’il peut être utile de les partager au sein d’un cercle de confiance.

Quelle vision philosophique peut-on avoir de nos peurs ?

Il est essentiel de ramener vos peurs à leur réalité. Là, je ne parle évidemment pas de la peur du circuit court, de la peur animale face à une menace immédiate et évidente, car dans ce cas l’émotion sera toujours plus forte que la raison, mais plutôt de l’anxiété et du fruit de notre imagination. Il faut impérativement sortir du fantasme et revenir au réel. Pour cela, relisons Marc-Aurèle et les Stoïciens. Et notamment la fameuse prière de l’empereur philosophe : “Mon dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux pas changer, le courage de changer celles que je peux changer et la sagesse de distinguer les premières des secondes.”
À chaque fois que je suis confronté à l’anxiété, c’est ce que je m’efforce de faire. Si je ne peux rien changer à ce qui m’arrive, je cherche la sérénité au travers de la méditation, de la maîtrise de ma respiration, comme le font les bouddhistes. J’essaye de me détacher du problème. Pourquoi se rendre malheureux à propos d’objets sur lesquels je n’ai aucune prise ? Le plus difficile étant sans doute d’identifier les situations que je peux changer et celles où je suis impuissant… 

Et de manière plus concrète ?

Je vous conseille de limiter les paramètres inconnus. C’est ce que l’on apprend quand on pratique le deltaplane. Ne jamais tenter un décollage sur un site que je ne connais pas avec une nouvelle aile ou un nouvel harnais. Un seul nouveau paramètre à la fois ! Cela nous permet de nous concentrer sur ce facteur inconnu. Cela réduit le champ de la peur, voire les drames. C’est ainsi que mon fils a trouvé la mort : ce jour-là, il volait avec une nouvelle aile et un nouvel harnais censés lui apporter plus de performance…