La stratégie de la menace

« Dissuader, protéger, connaître et anticiper, intervenir, prévenir », voilà les cinq fonctions stratégiques du Ministère des Armées. Jeu d’équilibriste entre tactique offensive et stratégie défensive, par le levier de la peur, tel est l’art de la dissuasion en géopolitique.

Géopolitique La Peur la stratégie de la menace

La dissuasion nucléaire a longtemps été perçue comme l’ultime argument des puissants. Néanmoins, celle-ci semble de plus en plus dépassée : les États doivent renouveler leurs doctrines en se penchant sur les nouveaux enjeux car la peur du nucléaire n’est plus suffisante pour assurer l’hégémonie.

De l’idée théorico-pratique.

Le général Poirier théorise en ces termes la dissuasion nucléaire dans son livre Des Stratégies nucléaires (1977) : « la stratégie de dissuasion nucléaire est un mode préventif de la stratégie d’interdiction ». Il ajoute que celle-ci « se donne pour but de détourner un candidat-agresseur d’agir militairement en le menaçant de représailles nucléaires calculées de telle sorte que leurs effets physiques probables constituent à ses yeux, un risque inacceptable eu égard aux finalités politiques motivant son initiative ». L’objectif est donc de menacer les pays hostiles, non pas en les attaquant, mais en agitant au-dessus de leurs têtes une épée de Damoclès. Pour que la dissuasion nucléaire fonctionne, il faut d’une part, que le pays hostile soit convaincu que l’autre pourra user de la force nucléaire et, d’autre part, que celle-ci soit suffisamment développée à un niveau technique. Il faut aussi que le pays ennemi ne soit pas en possession de la force nucléaire autrement le rapport de force se rééquilibre partiellement. C’est la raison pour laquelle les pays du Nord décident, après la crise de Cuba de 1963, de signer le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires le 1er juillet 1968 (la France le signera seulement en 1992). Il précise que les pays possédant l’arme nucléaire ne donneront pas de renseignements aux pays voulant l’acquérir et les pays signataires ne doivent pas effectuer des recherches, dans le but de s’en doter. Aujourd’hui, les régimes autoritaires ou dictatoriaux en opposition à l’Occident continuent leurs recherches pour avoir des moyens de pression face à celui-ci. Pour subsister, ces régimes doivent développer des outils militaires précis pour faire peur aux Occidentaux.

Des menaces réelles ou hypothétiques ?

Prenons l’exemple de l’Iran. En écartant la considération religieuse selon laquelle les armes de destructions massives sont haram (de l’arabe : “interdit” religieux), dans quelle mesure est-il possible pour ce pays, puissance régionale, de disposer d’une arme nucléaire ? Tout d’abord, le gouvernement iranien sait bien qu’il doit être menaçant au Moyen-Orient. La présence d’une arme nucléaire permettrait à ce pays d’éviter une guerre conventionnelle avec les Etats Unis, le Royaume-Uni et la France. Officiellement, l’Iran ne possède pas l’arme nucléaire. Cela dit, les derniers rapports du Conseil de Sécurité de l’ONU montrent que la quantité travaillée d’uranium enrichi y est proche du taux militaire (taux nécéssaire pour la fabrication d’une arme nucléaire), et en tout cas bien supérieur à ce qui est nécessaire à un niveau de recherche civile. Même si l’on est encore loin du missile balistico-nucléaire, Téhéran pourrait très bien, une fois la bombe nucléaire acquise, être menaçant pour Israël. Vue la taille d’Israël, la bombe, même artisanale, pourrait détruire le pays. L’Iran sait très bien qu’il n’a pas besoin d’aller aussi loin, il représente déjà une menace potentielle suffisante. Si Ali Khamenei dotait le pays de l’arme nucléaire, ce serait un casse-tête immense et supplémentaire pour les stratèges et les politiciens israéliens. En outre, l’Iran doit actuellement se détacher de ces recherches : en effet, en poursuivant ses recherches et en rompant ainsi les traités internationaux sur le nucléaire, sa place sur l’échiquier mondial deviendrait incertaine. Téhéran, ne progressera dans ses recherches que s’il se sent menacé. L’exemple de ce pays montre la complexité de la dissuasion nucléaire, nécessaire mais certainement pas suffisante; celle-ci doit être couplée à d’autres stratégies.

Des problématiques actuelles de la dissuasion.

Jusqu’à récemment, la stabilité du monde reposait en partie sur la menace des armes balistico-nucléaires, qui décourageait les grandes puissances de s’affronter directement. Ce système a volé en éclats avec les bouleversements géopolitiques. La dissuasion n’a pas perdu toute sa pertinence, mais elle doit s’adapter à un contexte international plus complexe et moins prévisible. L’arme nucléaire n’est plus la seule ni la principale garante de la sécurité des États ou des alliances, et la dissuasion ne repose plus uniquement sur elle. Depuis quelques années, les grandes puissances accordent une priorité stratégique au cyberespace, ce qui a conduit à de nombreuses discussions, sur la meilleure stratégie de défense pour protéger les intérêts nationaux et pour dissuader des attaques, concrétisées en France par la doctrine de lutte informatique.

Le cyberespace, défini par l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) comme « l’espace de communication constitué par l’interconnexion mondiale d’équipements de traitement automatisé de données numériques » est la cinquième dimension moderne, qui vient s’ajouter aux dimensions traditionnelles, terre, mer, air, et espace. De même qu’il a fallu légiférer sur le nucléaire, un embryon de législation est né au niveau national. Pour dissuader les attaques, deux moyens s’offrent aux Etats, la cyberdéfense et la cyberattaque. La cyberdéfense ne semble pas suffisante à elle seule, car il faut protéger les trois couches existantes du cyberespace (physique qui correspond aux infrastructures nécessaires au fonctionnement d’internet, logicielle relative aux softwares, sémantique qui correspond aux banques de données et à l’information), ce qui a un coût politique et économique. La multiplicité et la complexité des cyberattaques empêchent d’en définir des typologies précises. Il faut donc que la priorité absolue des pays soit porté sur cette cyber-dissuasion. La cyberdéfense ne peut pas empêcher complètement les pirates de lancer des attaques réussies sur le réseau, mais le recours à la dissuasion par le biais de représailles peut convaincre les pirates que toute menace potentielle contre le système n’en vaut pas la peine. A la dissuasion nucléaire et cyber une autre dimension vient s’ajouter : le retour des guerres longues nous rappelle combien le réservoir de soldats est un moyen de dissuasion à nouveau important, comme le montre l’actualité en Russie En effet, la capacité effective militaire russe est une forme de dissuasion forte, dans un conflit contre l’Ukraine qui s’installe dans la durée. Une armée seulement technique n’est plus suffisante dans ces guerres longues comme le souligne le général Desportes (La dernière bataille de France), la quantité l’est tout autant. Les différentes formes de dissuasion doivent être reliées, pour s’assurer une supériorité certaine sur les autres pays.

Bien que moralement la dissuasion nucléaire puisse être remise en question, son efficacité historique est indéniable mais elle n’est plus suffisante dans un monde multipolaire. Dès lors la dissuasion a changé sur la forme, mais sur le fond les mêmes principes demeurent : il s’agit toujours d’instrumentaliser la peur afin de protéger ses intérêts. Or, cela ne peut exister sans financement : octroyer 2% du PIB à la défense d’ici à 2025 n’est pas suffisant pour dissuader quand on sait que l’Arabie Saoudite y consacre 10% de son PIB. A l’aube de nouvelles instabilités, il serait bon de mettre en pratique le vieux proverbe : qui veut la paix prépare la guerre.