Penser l’amitié, c’est dépasser l’idée d’une simple relation entre deux personnes. C’est penser cette relation comme moralement extensible, jusqu’à en faire le fondement de toute communauté politique vivable. L’amitié se déploie ainsi en trois dimensions : sentimentale, morale et politique.
L’équilibre de l’amitié
Penser l’amitié d’un point de vue psychologique comme ce sentiment qui unit deux personnes, c’est se tenir sur une crête, c’est contempler l’improbable rencontre entre l’ethos (l’éthique) et le pathos (l’affectif), sans qu’aucun des deux ne soit dénaturé. C’est pour cette raison que l’on parle de crête, dont les deux versants seraient l’affectif et l’éthique, tous deux manifestations du passif et du volontaire. D’un côté, le pathos, car on ne choisit jamais tout à fait ses amis, on se laisse séduire par ce qu’il y a de bon en eux, on les admire pour leur caractère original, on aime la tournure que prennent les discussions quand on est avec eux. Bref, on se sent attiré, et plus l’amitié devient solide, plus on oublie pourquoi nous aimons nos amis, jusqu’à reconnaître cette part de mystère dans l’attraction mutuelle qui constitue l’amitié, et à déclarer avec Montaigne en parlant de La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Et de l’autre côté se trouvent l’ethos et la volonté. Pas d’amitié sans bienveillance, c’est-à-dire sans vouloir du bien à son ami et le lui manifester, et pas d’amitié possible sans cette proximité de vision du monde. Car pour être amis, il faut cette forme de similitude dans la vertu. Selon Aristote, la véritable amitié se distingue ainsi de l’amitié fondée sur l’utilité, dans laquelle chacun cherche son avantage, et de l’amitié fondée sur le plaisir, par laquelle chacun trouve en l’autre ce qui lui est agréable. Ultimement, la véritable amitié est en effet abolition de toute hiérarchie, ce qui passe par la reconnaissance de l’autre comme un alter ipse, un autre soi-même, et par le partage d’une même façon de penser et de voir le monde. Cicéron disait ainsi dans son traité sur l’amitié qu’elle était « un accord en toutes choses divines et humaines, auquel se joignaient la bienveillance et l’affection (caritas) mutuelle ». Il nous semble cependant que cette tentation – car c’en est une – de voir l’autre comme un autre soi-même risque trop d’accorder la priorité à la similitude, et donc au soi : ce serait la tentation du miroir, l’amitié se changeant en amour de soi. Toute amitié doit donc être équilibrée entre l’amour de l’autre comme autre soi-même, moitié de son âme, disaient les Anciens, et l’amour de l’autre comme autre radicalement différent, dont la part de mystère ne pourra jamais être percée. Si l’amitié est si difficile à atteindre, c’est selon nous en raison de cet équilibre, toujours précaire, ayant sans cesse besoin d’être ajusté, d’une part entre l’affect et la volonté, et d’autre part entre l’amour du même et l’amour de l’autre.
L’extension de l’amitié
Essayons maintenant de penser l’amitié non plus d’un point de vue psychologique, mais d’un point de vue moral : il semble qu’elle soit le paradigme même de l’action bonne, faire le bien à quelqu’un étant synonyme de lui manifester son amitié, de l’aimer en un mot. A l’inverse, chacun peut l’observer, la malveillance, contraire de la bienveillance (bénévolence), est au cœur de tout comportement moralement mauvais. L’amitié ne serait ainsi pas « réservée » à ses quelques amis intimes, mais s’étendrait, par cercles concentriques, en passant par la famille, les collègues de travail, les connaissances, jusqu’à atteindre l’autre anonyme dans l’humanité tout entière. Telle est la géniale inspiration des Stoïciens, reprise par Kant, et la puissance presque inégalée de leur morale : l’invention de la philanthropie, non au sens dégradé que nous lui connaissons, mais comme amour d’autrui transcendant les frontières culturelles et les frontières des États, se réalisant pleinement dans l’amour de l’homme en général. Marc Aurèle, l’empereur stoïcien, exemple unique d’exercice du pouvoir par un véritable philosophe, disait ainsi qu’il avait deux patries, Rome et le monde, et que son devoir se résumait à chercher le bien des habitants de l’Empire puis de tous les hommes. Telle est la dimension intrinsèquement ouverte de l’amitié : celui qui aime véritablement ne se satisfait pas d’avoir des amis proches, sa capacité de bienveillance s’étend à tous les autres hommes. L’amitié se transcende lorsqu’elle devient amitié envers l’humanité.
La nécessité de l’amitié
Finalement, le pas est facile à franchir entre l’amitié morale et l’amitié politique, celle-ci n’étant que la continuation logique de celle-là. Une célèbre maxime de Pythagore proclame : « Entre amis, tout est commun ». Comment ne pas songer alors à deux citoyens d’un même Etat, qui ont en commun la langue, les institutions, les fondements culturels : au fond, ce qu’ils ont en commun, c’est le bien de tous les membres de la société dans laquelle ils vivent. Le bien commun, c’est cela, ce bonheur et cet épanouissement du plus grand nombre, cherché au moyen de l’amitié civique. Selon Platon, l’amitié est ainsi la chose la plus importante pour la stabilité des États, puisqu’elle cherche un bien qui soit commun aux amis, c’est-à-dire à tous les citoyens. Et Aristote va même plus loin dans l’Ethique à Nicomaque : « Quand les hommes sont amis, il n’y a plus besoin de justice, tandis que s’ils se contentent d’être justes ils ont en outre besoin d’amitié ». Ce qui fonde donc véritablement une société pour Aristote, ce n’est pas la loi qui émerge à la suite du contrat social, c’est l’amitié de tous envers tous, exact opposé de la guerre de tous contre tous de l’état de nature. Toute société veut persévérer dans l’être, et pour cela, conserver la paix civile, dont nous savons bien qu’elle est toujours précaire. Or, pour préserver la paix, deux options s’offrent à la société. On pourrait même dire qu’au fond il y a deux types de sociétés viables, c’est-à-dire préservant la paix : les sociétés policières et les sociétés d’amis. Moins les citoyens sont amis, plus leurs différences éclatent et sont insurmontables, plus les débats débouchent sur des apories dont la seule issue est le droit du plus fort… plus la société, pour maintenir son unité apparente, doit devenir policière. A l’opposé, plus les citoyens sont courtois entre eux, plus l’amitié psychologique s’épanouit en amitié morale pour devenir amitié civique de chaque citoyen envers chaque citoyen, plus la société peut se passer de la justice et de l’usage policier de la force, car alors l’unité, cimentée dans et par l’esprit de chaque membre, est solide et durable. Peut-être certains ont-ils anticipé la conclusion : il apparaît que notre société devient de moins en moins une société fondée sur l’amitié civique et politique, ce qui ne laissera pas d’autre choix, pour sa sauvegarde, qu’elle devienne une société de plus en plus policière, où l’usage de la force se fera de plus en plus fréquent. Il appartient à chacun d’entre nous d’inverser la tendance : mieux vaut se faire violence en rompant avec ses conceptions manichéennes du monde et de la vie politique que précipiter l’avènement de cette violence au sein du corps social.