A la recherche de la Grèce

Nation fantasmée depuis mes leçons de grec adolescentes, j’ai voulu aller à la rencontre de cette terre qui nous a tous plus ou moins façonnés. J’ai souhaité la voir incarnée, charnelle, après avoir tenté de la déchiffrer avec tant de peine. Alors oubliés en France ma grammaire et mon dictionnaire, pour une carte routière et un guide touristique !

Temple de Poséidon, cap Sounion, Grèce

J’ai d’abord découvert la cité athénienne dont l’antique passé, à ma grande déception, ne semble plus qu’un moyen de subsister jusqu’à la saison nouvelle. Ces reliquats d’une brillante civilisation vers lesquels affluent les touristes, émergent tant bien que mal dans une métropole où la laideur s’installe et répand partout son immonde contagion. Les avenues sont bordées d’immeubles délabrés dont les façades couvertes de tags menacent de s’effondrer. La pauvreté se rencontre à chaque croisement. Même les établissements publics ont piteuse mine : le musée national d’archéologie, reliquaire d’un passé dont la Grèce tire toute sa fierté, semble vouloir se fondre dans le paysage d’une ville au bord du gouffre, comme honteux de sa brillante vocation. La crise économique dont on a tant parlé aurait dû m’avertir, mais la réalité a dépassé mes attentes les plus pessimistes.


Fort heureusement, nos déambulations dans la ville nous conduisirent dans des quartiers plus préservés, mais j’ai regretté de m’y sentir pauvre Robinson échoué sur une plage après des heures de ballottement dans l’océan le plus hostile.
A l’abri du soleil déjà ardent bien longtemps avant le milieu du jour, dans le recueillement des musées, j’ai plongé mon regard dans les yeux de pierre des Caryatides et ceux du jockey de bronze. Pure merveille que cette statue d’un cavalier à la jeunesse inattendue sur un cheval rendu presque sauvage par l’effort qui lui est demandé. Cette fougue animale fut narrée par Homère dans les combats les plus sanglants de ses épopées, avec Hector qui s’en va affronter Ajax « ses chevaux aux sabots massifs broyaient en même temps cadavres et boucliers. L’axe, en dessous, et la rampe autour de la caisse, étaient tout éclaboussés de sang, les gouttes jaillissaient sous les sabots des chevaux et sous les roues » (Iliade, XI, 534-537), et Achille qui rentre dans sa ville « bondissant comme un cheval habitué aux victoires, avec son char, qui court à grandes foulées faciles dans la plaine » (Iliade, XXII, 22-23).

Ô gloire d’un peuple qui a laissé en héritage les vers les plus beaux et la pensée la plus aiguisée, modelés dans la matière la plus brute !
Après quelques heures citadines, nous avons levé l’ancre pour Andros. Selon mon guide, c’est la plus septentrionale et la plus fertile des îles des Cyclades. Après deux heures de traversée, le ferry nous a laissées sur le quai d’une minuscule cité nichée dans une baie et dévalant dans la mer de toute sa blancheur immaculée.
L’île était plus montagneuse et aride que nous ne le pensions, et si peu fréquentée qu’il nous semblait y être seules avec les chèvres sauvages rencontrées sur des chemins escarpés. Là, ce n’étaient plus la quête de ruines antiques qui guidait nos pas, mais l’orthodoxie grecque. Le monastère Panachrantou nous en dévoila toute la richesse orientale. Accrochée à flanc de montagne, surplombant le littoral et la cité de Batsi, la forteresse du Xème siècle nous a ouvert ses portes. Des moines y vivent encore et se font un devoir d’accueillir les rares touristes pour leur présenter les icônes multiséculaires vénérées dans ce nid d’aigle. Après l’austérité de la vallée où tout semble écrasé par le soleil, la luxuriance du monastère surprend : les cours intérieures qui se succèdent abritent des hortensias magnifiques et résonnent du doux murmure de fontaines. La quiétude des lieux n’est troublée que par un carillon qui égraine le temps, et les cris stridents d’un paon échappé de la basse-cour des moines.


Des églises égarées dans la montagne ont été les étapes de notre périple, témoins de la foi d’un peuple qui survit encore. A Athènes, j’avais été frappée par les dévotions matinales des Athéniennes devant les icônes aux ors rendus incandescents par les innombrables cierges qui s’y miraient dans des souvenirs de vapeurs d’encens. Ici aussi cette foi subsiste, gardée dans des forteresses qui défient les rumeurs du monde qui montent jusqu’à eux.


C’est dans la solitude des bruyères ombragées par des oliviers tortueux que j’ai cru percevoir la quiétude et la liberté, qui furent, je n’en doute pas, le levain de la pensée grecque et les véritables muses des poètes que j’avais étudiés autrefois ; liberté qui détache de toutes les contingences qui m’avaient fait fuir Athènes, et que l’homme-fourmi des cités, méprisé par Platon, a perdue. Cette douceur de vivre, peut-être trompeuse pour la touriste que je restais, était ensorcelante, et l’air chaud qui agite les lauriers roses, seulement troublé par les grillons, me faisait glisser dans une sorte de torpeur que je n’avais jusque-là éprouvée que dans certains lieux les plus emblématiques de mes paysages d’enfance.
Pays de contrastes, voilà comment m’apparut la Grèce d’Andros : les couleurs vives se marient dans un paysage âpre qui laisse l’œil sans repos à moins de se tourner vers le scintillement horizontal de la mer Egée qui l’assiège.


C’est finalement de retour dans l’Attique que la gloire de la Grèce immortelle à laquelle j’aspirais depuis mon arrivée sur cette terre m’est soudainement apparue, au temple de Poséidon qui surplombe le cap Sounion. Certes les touristes y sont nombreux, mais la distance avec Athènes décourage une partie des foules qui partent à l’assaut de l’Acropole. A Sounion, le vent marin dissipe le bruit des autocars, et la blancheur des colonnes emblématiques d’une civilisation se dresse dans le même paysage austère que j’ai découvert à Andros et dont seule la mer vient à bout, fait d’oliviers, de lauriers et de bruyères qui disparaissent dans l’éclat du soleil couchant.