Arménie : le peuple sous la montagne

Face aux minarets, les monastères. À la croisée de deux civilisations, l’âme arménienne subsiste encore et toujours aux assauts turcs, sous l’ombre tutélaire du mont Ararat. 

Si vous portez votre regard vers les terres australes, à l’ouest de l’ancien Pont-Euxin, vous pourrez découvrir un château de contrefort rocheux dominant les plateaux anatoliens d’un côté et le talweg du fleuve Koura de l’autre. Ce château était un refuge pour les marchands venant de la route de la soie. Ils venaient se cacher dans les hauteurs à l’abri des monastères fortifiés ou des caravansérails isolés. Le mont Ararat, ineffable donjon, malgré son annexion à la Turquie, semble veiller sur son peuple. De son pied à son sommet, il surplombe la plaine qui a vu grandir les capitales de la Grande Arménie. Pris en étau entre les anciens Empires perses et ottomans, les Arméniens vivent toutes les évolutions des régions voisines. Ils connaissent tour à tour les invasions perses, arabes, mongoles, russes et turques. En 1909 Abdülhamid II, sultan de l’Empire ottoman, est déposé par le mouvement Jeune-Turc, et Mustafa Kemal devient le premier président de la République de Turquie. Celle-ci change de mentalité avec l’apparition du concept d’Etat-nation en Asie mineure et Atatürk réorganise la nation autour d’un idéal turc. Il souhaite mettre en avant un Turc fort de race anatolienne. Pour cela il faut épurer les populations étrangères afin de purifier l’Anatolie. L’année 1915 est marquée par le génocide du peuple de l’Arménie occidentale. À la fin de la guerre, la Turquie se trouve dans le camp des perdants et, suivant le traité de Sèvre, elle doit laisser un territoire autonome pour le regroupement du peuple arménien. La république d’Arménie est donc proclamée mais l’URSS arrive en trouble-fête à peine deux ans après cela. La République soviétique d’Arménie est alors créée ainsi que la République soviétique d’Azerbaïdjan, voulue par la Turquie. Dans cette même dynamique de diviser pour mieux régner, l’Union soviétique dessine les frontières régionales dans le Caucase du Sud et l’Arménie se trouve réduite comme une peau de chagrin. À la chute de l’URSS, les anciennes républiques soviétiques conservent leurs frontières ou se battent pour reconquérir des régions qui ont injustement été octroyées par Staline et ses successeurs à des nations illégitimes.

C’est pourquoi de 1991 à 2020, trois guerres ont fait rage dans la région de l’Artsakh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Depuis le 20 septembre dernier, la situation va de mal en pis avec une occupation complète du Haut-Karabakh par les armées azéris et le désarmement des forces arméniennes artsakhiotes. 

Je me suis donc rendu en Arménie avec trois amis afin de témoigner de la résistance et l’abnégation du peuple arménien. L’objectif était d’arpenter les routes arméniennes afin de découvrir le patrimoine ancestral de ce pays ainsi que de rencontrer son âme.

Notre avion se pose à peine sur la piste d’Erevan que le dépaysement commence déjà. Le nez plaqué contre le hublot, nous découvrons les premiers paysages orientaux. À gauche, le mont Ararat, à droite le mont Aragats : les deux montagnes qui se font face créent une vallée majestueuse dans laquelle s’est érigée la capitale, Erevan. Lors de mon premier séjour, le sol était comme brûlé, la terre avait l’air stérile et la neige semblait empêcher le jaillissement de la moindre plante. Le cycle des saisons a fait son œuvre et nous contemplons à présent la nature florissante. Je quittai une terre brûlée par le gel et je retrouve aujourd’hui un véritable Eden. Tout juste descendus de l’avion, nous prenons notre voiture afin de quitter le tumulte de la ville et nous rendre vers le sud, là où tout commença, à Khor Virap. Sur la route, au son de doudouk et des tambours, nous croisons quelques badauds qui vendent le fruit de leur travail au coffre de vieilles Ladas cabossées. Des pastèques empilées, des cageots de pêches ou encore des melons en vrac jalonnent notre chemin. Un chien errant traverse la route complètement hagard pour rejoindre son maître qui guide ses brebis sur le dos d’un cheval étique. En effet, les troupeaux sont descendus dans la vallée pour profiter de l’herbe grasse. Les pluies du printemps ont redonné vie à la plaine d’Ararat. Nous arrêtons la voiture pour contempler le paysage. L’air étouffant de la journée laisse place maintenant au calme, et la fraîcheur du soir nous offre un instant de répit entre deux musiques traditionnelles. Une certaine quiétude se fait sentir parmi les animaux qui paissent paisiblement. Le soleil se cache timidement derrière le mont antédiluvien tandis que les bergers sifflent pour appeler leurs brebis. Vers le nord, les vignes se mélangent aux abricotiers et au sud, la route file vers le Nakhitchevan. En arménien, la dénomination de cette région désigne la terre de Noé. C’est ici que notre ancêtre commun a bâti sa maison à la descente de l’arche. Nous contemplons avec émerveillement la générosité de la nature quand des claquements secs brisent le silence et attirent notre attention. Ce sont les cigognes qui craquètent pour appeler leurs petits du haut d’immenses nids perchés sur des pylônes électriques. Plus tard, un ami arménien nous explique le lien symbolique qui existe entre ces grands oiseaux et le peuple arménien. De la même manière que les cigognes migrent vers d’autres terres lorsque le climat n’est plus clément, le peuple arménien a subi de grandes pérégrinations forcées et des déportations dues aux animosités entretenues par la Turquie.

Après quelques arrêts, nous arrivons à notre premier lieu de rencontre avec l’âme arménienne ; le monastère de Khor Virap. Lieu emblématique dans lequel saint Grégoire l’Illuminateur fut jeté dans une fosse pendant quinze ans. Nous grimpons au sommet de cette ancienne citadelle fortifiée et découvrons dans la vallée mitoyenne, le long de l’Araxe, le grillage et le no man’s land qui marque les confins de l’Arménie et d’une partie de l’Occident. La brutalité des frontières choque notre esprit européen. De l’autre côté, pas de monastères ni de moines mais des mosquées et des muezzins. À l’heure de l’Angelus retentit du haut d’un minaret le chant plaintif et provocateur, appelant les fidèles à la prière. Au croisement de deux continents nous assistons physiquement au choc de deux civilisations. Sur le parvis du monastère, deux jeunes époux viennent de se donner leur vie devant Dieu. Des amis venus les entourer chantent pour témoigner de cette joie tandis que d’autres libèrent symboliquement les colombes qui porteront leurs prières vers la nuée. 

C’est en fin de journée que l’on comprend la dévotion du peuple arménien pour le mont Ararat. En effet, beaucoup de choses arborent le nom de la montagne sacrée, une région, une ville, une marque de cigarette, de bière ou de cognac ; et si ce n’est pas Ararat c’est Masis, une autre dénomination du mont. Par ailleurs, de nombreuses légendes désignent cette montagne comme génitrice du peuple arménien ; les fleuves nourriciers qui irriguent la plaine d’Ararat jaillissent de ses hauteurs et donnent une jeunesse aux terres asséchées. Son incroyable stature lui prête un air de bienveillance qui attise encore davantage cette ferveur unanime. Mais ce mont qui domine tout leur pays, ce mont qui reçut jadis l’arche de Noé est aujourd’hui le témoin du malheur qui touche l’Arménie. Statue de pierre impavide, il demeurera toujours, mais le peuple arménien lui donne son indulgence car il lui procure une unité intemporelle et intergénérationnelle : leurs ancêtres ont vécu sous la même montagne. C’est lui qui fait le lien entre toutes les générations et enracine les jeunes Arméniens. Il a vu la tour de Babel, le déluge, Alexandre le Grand, saint Grégoire l’Illuminateur et bien d’autres hommes qui ont fait l’Histoire.