Entretien avec le Colonel du Rusquec

Dans cet entretien, le colonel de l’Estang du Rusquec, commandant d’un groupement de gendarmerie mobile à Nîmes, nous livre sa vision de la notion d’ordre et de son maintien. Mêlant observations pratiques tirées de l’expérience et considérations plus théoriques, il rappelle la nécessité d’un ordre dans notre société et de sa protection contre ceux, souvent les mêmes, qui le menacent.

Forces de l'ordre encadrant une manifestation des gilets jaunes - unsplash

Quelle est la méthode habituelle de maintien de l’ordre de la gendarmerie mobile ?

Sur le maintien de l’ordre d’abord, il y a des grands principes qui le sous-tendent. En France, vous avez deux types d’unités qui sont spécialisées et entraînées pour le maintien et le rétablissement de l’ordre, à savoir les compagnies républicaines de sécurité pour la police et les escadrons de gendarmerie mobile pour la Gendarmerie Nationale. Ces derniers ont en plus la particularité d’aller régulièrement outre-mer afin de renforcer la gendarmerie départementale pendant des séjours de 3 mois et peuvent – en tant que militaires – participer aux Opérations Extérieures avec les Armées. Le second principe, c’est l’emploi strictement nécessaire et proportionné de la force. Les unités dont je vous ai parlé sont formées à cette gradation dans l’usage de la force, notamment lors des interpellations réalisées dans le cadre de la sécurité publique générale. Le dernier principe, particulièrement français, c’est le maintien de la distance entre les forces de l’ordre et les manifestants, parce qu’on estime que c’est justement au contact qu’on peut avoir les conséquences les plus importantes en termes de violence. Cette mise à distance se fait par l’emploi de moyens spécifiques. Cela peut être par l’aménagement du terrain avec des
barrières, des obstacles, mais aussi, en cas de mouvement de l’adversaire pour venir au contact, par l’emploi de gaz lacrymogène. Ça, c’est les grands principes.
Ensuite, dans la manière dont la gendarmerie se prépare à une opération de maintien de l’ordre, il y a plusieurs cas de figure.
Le maintien de l’ordre planifié d’abord, dans le cas de grands événements sportifs ou musicaux, ou de manifestations annoncées et autorisées. L’autre aspect du rétablissement de l’ordre, c’est ce qui est déclenché sous le signe de l’urgence en cas de violences urbaines.

Dans le premier cas, une planification est possible.
La gendarmerie alors, conforme à son ADN militaire, applique une méthode efficace de montée en puissance des effectifs, dans des délais moindres. Il y a ceux qui vont s’occuper des aspects de renseignement, d’autres de la logistique, etc. On a alors une méthode de raisonnement tactique menée par les états majors, afin d’utiliser les moyens les plus adaptés à la menace. Et puis, dans ce genre d’événements planifiés, on a contact avec les organisateurs. Par exemple, pour revenir à des choses plus actuelles, il y a une plus grande facilité lorsqu’on gère des manifestations où les organisations, telles les organisations syndicales, prennent le lead du mouvement, que lorsqu’il n’y a pas d’interlocuteur bien identifié (type gilets jaunes).

On a alors au moins des interlocuteurs avec qui on peut s’accorder, sous l’égide des services de la préfecture, sur un itinéraire de la manifestation, sur des horaires, sur la participation de leur part d’un service d’ordre, etc. Cela a un grand intérêt parce qu’ on peut s’accorder sur certaines choses à l’avance et ensuite, en conduite, on a le contact avec des gens pour leur communiquer ce qui va se passer. Si la manifestation évolue d’une certaine manière, on a une voie pour faire comprendre les actions des forces de l’ordre et donc pour différencier ceux qui veulent toujours s’inscrire dans leur droit à manifester pacifiquement et ceux qui sont là avec d’autres desseins.

Dernièrement, selon le SNMO Schéma National du Maintien de l’Ordre que la gendarmerie a contribué à élaborer, les forces de l’ordre ont été invité à mettre en place des « équipes de liaison » qui permettent ce contact avec les manifestants. De la sorte, les manifestants peuvent être au courant de ce qu’il se passe, des manœuvres qui vont être engagées sur l’événement, etc. Cela permet d’avoir une action coopérante avec tous ceux qui sont là pour leur liberté d’expression et pas autre chose.

Le deuxième cas, c’est la capacité de réaction de la gendarmerie dans sa globalité.
Quand on a des violences urbaines, des événements imprévus. Il existe pour cela un système de permanence et de commandement territorial rapide afin de remonter les demandes de renforts

Les besoins sont alors identifiés et priorisés au niveau national, puis les moyens spéciaux sont accordés par le préfet pour mener les opérations de rétablissement de l’ordre.

Quels sont les groupes violents avec lesquels vous avez le plus à faire?

Actuellement, c’est assez factuel, dans le cadre des manifestations autour de la réforme des retraites, on a une contestation sociale anticapitaliste, d’ultra gauche révolutionnaire qui est très présente.
Entre 2012, avec les premières opérations autour de la Zad de Notre-Dame-des-Landes, en passant par 2016 avec la contestation sur la loi travail jusqu’à aujourd’hui, la contestation violente de l’ultra gauche est allée crescendo. Le phénomène des gilets jaunes est d’ailleurs devenu violent à partir du moment où il a été récupéré, noyauté, manœuvré par l’ultra gauche.
Pourquoi ? Parce qu’il y a l’idéologie révolutionnaire derrière d’abord. De plus, il y a des symboles, du pouvoir, du capital auxquels ils peuvent facilement s’attaquer de manière démonstrative, dans la capitale comme dans les métropoles. Et cette idéologie leur permet d’être dans un pseudo camp du bien : ce sont les pauvres contre les riches, les opprimés contre les oppresseurs, etc.

Cette ultra gauche est notamment présente sur la thématique de l’écologie, ce sont les ultra-verts, si l’on peut dire. On l’a observé dernièrement à Sainte-Soline avec les Soulèvements de la terre.
Depuis Notre-Dame-des-Landes, c’est un adversaire auquel la gendarmerie est particulièrement confrontée. En effet, quand les contestations ont lieu, c’est généralement en zone rurale, donc en zone gendarmerie.

Et le maintien de l’ordre rural est un savoir-faire particulier à maîtriser. Quand vous êtes en milieu urbain, vous avez une concentration des gaz qui permet facilement le maintien à distance. Au contraire, quand vous êtes en milieu ouvert vous avez une efficacité bien amoindrie de ces moyens là, et même de l’ensemble des moyens.
L’étendue du terrain contraint aussi à un étalement des forces.
Donc le milieu rural est particulier en termes de manœuvre, de réactivité, de moyens et d’effectifs.

On se trouve de plus face à un adversaire, l’ultra-gauche écologique, qui s’aguerrit de plus en plus.

Ils observent nos modes d’actions, l’emploi de nos moyens, et mettent également en place des manœuvres. À Sainte-Soline, pour reprendre cet exemple, les manifestants ont formé différents cortèges, placé les éléments les plus violents à certains endroits, etc.

Et puis dernière chose, c’est un adversaire qui est aussi médiatiquement et juridiquement aguerri, qui a une culture de l’image très importante et qui exploite la moindre faille, la moindre image pouvant laisser penser une défaillance des forces de l’ordre afin de les mettre en cause.

Et est-ce que vous considérez qu’il existe des germes d’insurrections, de révoltes véritables, que ce soit dans les banlieues, dans les manifestations contestataires ou encore dans les départements d’outre-mer ? Y’a-t-il en France des remises en cause fondamentales de l’ordre du pays ?

Je vais rester assez factuel.

D’abord, en 2005 dans les banlieues françaises, il y a eu des périodes d’insurrection assez généralisée à l’étendue du territoire.
La crise des gilets jaunes, c’était aussi sur tout le territoire, pendant un an et demi tous les samedis. Donc je pense que les germes sont bien là.
Et quand vous évoquez l’outre-mer, l’actualité met beaucoup en lumière Mayotte. Pour ma part, j’ai deux unités qui sont là-bas et la situation est explosive.

Quel est exactement l’état de cette situation à Mayotte?

C’est la situation d’une petite île qui voit une une population immigrée très importante arriver quotidiennement sur son sol. C’est une population très pauvre qui s’installe dans des bidonvilles. Cette surpopulation génère bien évidemment une délinquance d’appropriation [La délinquance d’appropriation comprend les cambriolages, les tentatives de cambriolage, les vols sans effraction et les atteintes à la personne.] très importante, notamment dans la jeunesse, avec des situations de coupeurs de route [Bandits pratiquant le brigandage sur les routes, les chemins, souvent en agressant les automobilistes] qui rendent la vie sur cette île extrêmement difficile.
Là-bas, les forces de l’ordre sont systématiquement confronté à la violence dans l’exercice de leur métier au quotidien, et leur sécurité est souvent menacée.

Considérez-vous justement qu’il y a une augmentation de la violence verbale et physique envers les forces de l’ordre ces dernières années ?

Les forces de l’ordre sont un exutoire et on a parfois l’impression qu’on ne les apprécie que quand il y a des attentats terroristes.

Cependant, des sondages ont montré que les gendarmes étaient appréciés par 80 à 90% de la population. Cela s’explique par le fait que les Français voient les gendarmes dans leur quotidien, dans l’appui qu’ils apportent à la population. C’est eux que les gens voient faire les constatations quand il y a un cambriolage par exemple, avant d’essayer de retrouver le voleur.
Et en principe, s’il fait bien son métier, il a un certain devoir d’empathie vis-à-vis des victimes.
Chez le gendarme qui a un tant soit peu la vocation, il y a une grande attention pour l’autre une bienveillance certaine à l’égard des victimes.
Si l’on devait sonder maintenant la population, je pense que ce serait encore cela qui ressortirait.
Mais effectivement, il y a ce décalage qu’on observe avec l’image médiatique que l’on peut avoir.
Ce qui est ressorti ces derniers temps, ce sont le CRS brûlé, les violences commises contre les forces de l’ordre à Sainte-Soline ou à l’occasion du premier mai à Paris, etc.

Donc en ce qui concerne les violences contre les forces de l’ordre commises dans l’espace public, elles augmentent indéniablement, et sensiblement depuis 2016. Encore une fois, cela se passe à chaque fois que la contestation échappe aux organisateurs, et est reprise par les mouvements d’ultra-gauche. Leur idéologie étant contre l’État, leur violence est naturellement orientée contre ses représentants que sont les forces de l’ordre.

En quoi l’ordre ne ne s’oppose-il pas à la liberté, si l’on considère par exemple la surveillance renforcée de la société pour que l’ordre soit assuré, les contrôles d’identité ou les interdictions de manifester qui reviennent régulièrement ?

Il y a clairement une forme de contradiction dans ce que vous dîtes, puisque ce que nous défendons, c’est l’ordre pour la liberté de s’exprimer, de manifester.
Un commandant d’un groupement de gendarmerie mobile n’est pas satisfait quand il a tiré des centaines de grenades et qu’il a été contraint d’employer la force dans une manifestation. Mais il est satisfait lorsque la manifestation s’est bien passée, lorsque les gens ont pu s’exprimer, faire entendre leur voix dans le respect de la liberté d’expression.

La vocation de la gendarmerie mobile et des forces de l’ordre, c’est vraiment cela : l’ordre pour la liberté. Sans ordre, c’est le chaos et le chaos, c’est la tyrannie du fort contre les plus faibles. L’ordre est là pour que qui ce soit, à partir du moment où c’est un citoyen respectueux des lois, puisse s’exprimer librement.

Comment faites-vous pour éviter les bavures qu’il peut y avoir, les excès dans l’usage de la force ?

« Bavures » est un terme relativement correct, à l’inverse de celui de « violences policières ».

Il montre qu’il peut y avoir des dérapages, des sorties de routes de gendarmes qui contreviennent à la déontologie. Mais en tout cas, le système, l’institution ne tolère pas une violence qui ne serait pas nécessaire, proportionnée, légitime et légale.
Pour que la violence demeure dans ce cadre, il y a l’entraînement avec le rappel permanent du code de déontologie, qui définit strictement l’emploi des armes à notre disposition. Ensuite, il y a un contrôle hiérarchique, notamment permis par les moyens vidéos. En dernier lieu, s’il y a des actions qui prêtent à enquête, c’est l’inspection générale, sous la direction du parquet, qui s’en charge.

Pourriez-vous nous parler de l’ordre, comme valeur intrinsèque à l’institution militaire, et dont la société en général pourrait s’inspirer ?

L’ordre rime avec la clarté. Quand on donne un ordre, on donne une directive claire. Dans les institutions militaires, on a l’habitude de dire : une mission, un chef, des moyens. C’est très concret, et ça permet de savoir où l’on va. On sait qui est responsable de la mission, qui mène la danse. Pour répondre à la deuxième partie de votre question il y a un concept très intéressant et très important dans les armées, c’est la subsidiarité.
C’est cette capacité à confier une mission à un subordonné en se disant qu’il est à même de la mener avec d’autres hommes. Cette confiance accordée n’exclut pas le contrôle : c’est un autre dicton bien militaire. On demande des comptes à celui à qui on a donné une mission. On lui indique la voie à suivre et on lui donne les moyens nécessaires pour agir. Cette organisation, cet ordre proprement militaire, permet de se tourner très concrètement vers l’objectif que l’on se fixe. Cependant, si cela s’observe de manière très limpide dans les armées, je suis sûr que cette forme d’organisation peut se transposer au monde civil. Pour discuter régulièrement avec des camarades qui sont dans le civil, je sais que ce qui intéresse souvent dans le profil d’un militaire qui se reconvertit, c’est sa capacité à déléguer. J’aime bien les mots de Paul Valéry qui disent qu’ « un chef est un homme qui a besoin des autres ». C’est quelque chose que l’on ressent très clairement dans les armées. Un chef seul, c’est comme un « roi nu », il est impotent. Le chef doit avoir cette capacité à confier les missions aux bonnes personnes, en jugeant bien les personnes en question. Il y a donc un devoir de connaissance de ses personnels, afin de leur fixer des missions pour lesquels ils ont des appétences et des compétences. Ce principe est applicable dans une entreprise par exemple, et même dans n’importe quelle équipe qui doit être dirigée. Ensuite, dans le monde civil comme dans le monde militaire, le chef contrôle, il a la capacité de reprendre la main. Il a une crédibilité parce qu’il connaît le métier et peut donc réprimander son subordonné. Pour résumer, cet ordre transposable consiste en le « faire faire » à d’autres, sans les laisser faire n’importe quoi.

Propos recueillis par François Bouyé