C’est une révolte ? Non Sire, c’est une manifestation

Manifestations hebdomadaires, facultés bloquées, moyens de transport supprimés, concert de casseroles en guise de berceuse au crépuscule… Le désordre fait partie de notre vie quotidienne, et celui-ci impacte fortement notre économie.

Illustration Economie Journal La Fugue
Manifestation à Paris, printemps 2023

« L’ordre, et l’ordre seul fait en définitive la liberté, le désordre fait la servitude ». Par ces mots, Charles Péguy nous rappelle l’importance de l’ordre, notamment dans une économie capitaliste de libre-échange. Existe-t-il un ordre dans l’économie actuelle et dans quelle mesure son contraire perturbe-t-il cet équilibre ?

“La main invisible” : le maintien de l’ordre économique

De toutes les théories économiques développées dans les siècles précédents, on peut aisément dire que celle de la main invisible reste l’une des plus étudiées aujourd’hui.
Adam Smith, considéré comme un des pères de l’économie moderne, propose cette théorie dans La Richesse des Nations. Il a utilisé cette métaphore pour expliquer comment les marchés fonctionnent afin de coordonner les activités économiques et d’allouer les ressources de manière efficace et efficiente. En somme, si chaque individu poursuit son propre intérêt égoïste, la main invisible du marché guidera ces actions individuelles pour produire des résultats bénéfiques pour l’ensemble de la société.
La main invisible agit principalement sur les prix et les quantités de biens et services échangés sur le marché, en fonction de l’offre et de la demande. Les prix élevés signalent que la demande pour un produit est élevée par rapport à l’offre, ce qui incite les entreprises à produire davantage de ce produit pour en tirer profit. À l’inverse, des prix bas signalent une offre excédentaire, ce qui pousse les entreprises à réduire leur production ou à investir dans d’autres produits plus rentables.
Cette théorie permet de conserver un ordre relativement stable et pérenne. Elle repose sur l’idée que les marchés sont autorégulateurs et qu’ils peuvent s’ajuster de manière indépendante en réponse aux changements dans l’offre et la demande. Les prix sont déterminés par l’interaction de millions d’individus qui cherchent à maximiser leur propre intérêt, et ces prix en retour orientent les actions des producteurs et des consommateurs.
Malgré ses limites, la main invisible reste une théorie économique influente qui a été utilisée pour justifier la libre entreprise et le capitalisme. Les partisans de cette théorie soutiennent que les interventions gouvernementales dans les marchés, telles que les réglementations ou les subventions, peuvent perturber les forces autorégulatrices du marché et conduire à des résultats économiques moins efficaces.
En définitive, dans ce système économique qui est le nôtre, l’ordre règne naturellement et en autonomie. Pourtant, lorsque le chaos vient perturber cette stabilité relative, peut-on réellement dire que le désordre n’influence pas l’économie ?

Après le calme, la tempête...

Comment parler de l’ordre sans évoquer son pendant tumultueux, qui a été lui aussi théorisé ?
Le désordre en économie est une approche théorique qui remet en question l’idée selon laquelle l’économie est un système ordonné et prévisible. Elle considère que l’économie est en réalité un système complexe et chaotique, caractérisé par des interactions imprévisibles entre les agents économiques et des événements imprévus.
Selon cette théorie, l’économie ne peut être décrite par des modèles mathématiques simples et déterministes, car ils ne prennent pas en compte l’incertitude et l’imprévisibilité des comportements des agents économiques et des événements qui affectent l’économie.
En réalité, le désordre peut avoir un impact significatif sur l’économie d’un pays, notamment sur quatre points.
Premièrement, ce qui semble être le plus évident est la perturbation des activités économiques. En bloquant les routes, les ports et les aéroports, en empêchant les travailleurs d’aller travailler et les clients d’accéder aux magasins, restaurants et autres entreprises, on observe inéluctablement une réduction de la production, des ventes et des revenus, ce qui, de fait, nuit à l’économie. L’économiste Marc Touati donne l’exemple suivant. Il estime que chaque jour ouvré est équivalent à environ 10 milliards d’euros de PIB, et considère que la grève peut déclencher une baisse d’activité de 15 à 20%. Il en déduit un coût sur l’économie française de plus d’un milliard d’euros.
Le deuxième point se voit être partiellement une conséquence du précédent. Le désordre peut également augmenter les coûts pour les entreprises. Celles-ci peuvent devoir payer des frais supplémentaires pour la sécurité et la protection de leurs employés et de leurs biens, ou pour réparer les dommages causés par les manifestations et les émeutes. Ces coûts supplémentaires peuvent réduire les profits des entreprises et les inciter à réduire leurs investissements et leurs embauches.
Notre troisième point concerne les investissements, et, un mot qui nous est cher résume ironiquement bien la situation : la fugue. En effet, le chaos étant l’ennemi de l’investissement, les investisseurs peuvent être dissuadés d’investir dans un pays où le désordre est courant. Les investissements étrangers directs risquent de diminuer, ce qui peut affecter négativement la croissance économique à long terme. De fait, l’économiste Benjamin Le Pendeven souligne dans une étude d’avril 2023, que certains investissements, en particulier dans le monde du capital-risque ont connu un fort ralentissement au cours du second semestre 2022 et 2023, et que « l’invasion de l’Ukraine par la Russie a accru les tensions géopolitiques et provoqué un ralentissement économique mondial ».
Enfin, le désordre peut également entraîner une perte de confiance des consommateurs, et par conséquent réduire la demande et affecter négativement les entreprises.

En réalité, le désordre peut affecter négativement l’économie en perturbant les activités économiques. Cependant, des économistes supputent qu’au niveau macroéconomique, les répercussions des grèves se compensent naturellement, en prenant l’exemple de grèves massives précédentes comme en 1995 ou en 2019. Peut-on dire de facto que le marché s’autorégule ? Le débat est toujours sur la table…

Finalement, ordre ou désordre, l’analyse théorique de ces concepts est intéressante mais relative. Par exemple, une économie hautement réglementée peut être perçue comme de l’ordre pour certains, mais comme du désordre pour d’autres qui estiment que la réglementation entrave l’innovation et la croissance économique.
Pour autant, le désordre malgré des conséquences défavorables peut-il avoir un rôle à jouer dans l’amélioration de ce système ? L’interdiction de la grève serait-elle justifiable pour des raisons économiques ? Après tout, le philosophe Teilhard de Chardin affirmait que « le chaos est la seule voie vers l’ordre. ». Ce passage tumultueux se révèlera peut-être être la voie vers une stabilité souhaitable par tous… Le mystère reste entier. Toutefois, l’économiste Hayek insiste, « l’ordre et le progrès ne peuvent exister que s’ils ont pour base la liberté ». La main invisible régit et régule, alors concentrons-nous sur la liberté pour que règne l’équilibre.