Du fusil à la matraque

La doctrine et les tactiques du maintien de l’ordre sont arrivées tardivement en France. Elles sont le fruit de tâtonnements et de drames successifs dans lesquels l’armée a, peu à peu, laissé la place à des unités spécialisées.

Illustration Histoire Journal La Fugue
Étudiant pourchassé par un CRS, rue des Feuillantines dans la nuit du 6 mai 1968, par Gilles Caron. Crédit RMN phot

Au sens large, le maintien de l’ordre est caractérisé par des méthodes et des moyens employés par un État pour conserver la paix civile au sein de la société. C’est une problématique qui repose sur la rhétorique de l’ordre et du désordre, de ce qui est admis ou de ce qui ne l’est pas. La notion d’ordre est effectivement très subjective et varie selon les circonstances, les époques, les cultures et les régimes. Ce flou a engendré le fait qu’il n’y ait pas eu pendant longtemps, du moins en France, de véritable doctrine du maintien de l’ordre. Les autorités n’étaient que dans la réaction et non dans la prévention. Au niveau local, et pour les situations bénignes, on pouvait trouver des formes archaïques de ce que nous pourrions appeler des forces de police. C’est notamment dans les villes que se constituaient des guets urbains ou des milices chargés d’assurer l’ordre et la tranquillité publique. Mais bien souvent ces organisations manquaient de moyens, d’hommes et de compétences. Il n’est d’ailleurs pas rare au Moyen ge que les sources parlent du « guet dormant » pour parler des guets urbains, preuve de leur incurie. La monarchie tente bien de pallier ce manque en mettant progressivement en place dès les XIIème-XIIIème siècles la maréchaussée, sous les ordres de maréchaux, chargée d’assurer des fonctions de police dans les villes et sur les routes du royaume. Mais là aussi, face à de grandes émeutes, voire à des révoltes, les moyens sont insuffisants et c’est bien souvent l’armée qui se retrouve au cœur du maintien de l’ordre.

L’armée : trop brutale et peu sûre

Le pouvoir royal, comme après lui les différents autres régimes jusqu’au XXème siècle, contourne la faiblesse des moyens de police par l’emploi des forces armées. Mais, ajoute l’historien Laurent Henninger, « bien avant 1789, la réquisition des troupes était loin d’avoir un caractère automatique quand le rétablissement de l’ordre public devenait une affaire d’État » (Laurent Henninger, « Le maintien de l’ordre en France depuis le XVIIIe siècle », Revue Défense Nationale, 2016.). Il est intéressant de noter que les rois ont conscience de la brutalité avec laquelle l’armée réagit en ce genre d’occasions, et qu’ils évitent donc autant que possible d’y avoir recours. De plus, il n’est pas rare que les soldats français éprouvent de la répugnance, surtout à partir du XVIIème siècle, à employer la force face à leurs compatriotes.

Pour contourner le problème, la monarchie fait appel à des mercenaires étrangers qui s’avèrent être plus loyaux quand il s’agit de tenir la ligne face à des émeutiers français. Ce n’est donc sans doute pas un hasard si ceux qui restèrent fidèles par deux fois à la monarchie expirante furent les Suisses, une première fois lors de la journée du 10 août 1792 et une seconde lors de la révolution de juillet 1830 où 300 de ces soldats périrent. Mais il s’agit de cas limite en situation de révolution, c’est-à-dire de guerre civile. Or les problématiques liées à la guerre civile et celles liées au maintien de l’ordre ne sont pas tout à fait identiques, même si les frontières sont poreuses. Ce n’est qu’à partir de 1789 que l’emploi de l’armée dans le maintien de l’ordre se généralise, voire se systématise. Les processus de révolution industrielle du XIXème engendrent de profondes recompositions sociales et surtout de profondes inégalités. Ces bouleversements provoquent de nombreuses révoltes à caractère social. L’armée est alors sollicitée pour les réprimer. À Lyon, lors de la révolte des Canuts de 1831 puis de 1832, elle n’abat pas moins de 69 manifestants lors de la première, puis 190 lors de la seconde. Le constat est clair : l’armée n’est pas faite pour le maintien de l’ordre. Le bilan s’alourdit durant tout le siècle jusqu’à aboutir à de véritables drames comme celui du 1er mai 1891. À Fourmies, des manifestants organisent une journée de revendications pacifiques pour réclamer la journée de travail de 8 heures. Le 145ème d’Infanterie chargé d’épauler la gendarmerie ouvre le feu. Le bilan est de neuf morts dont 5 enfants. Ces drames à répétition discréditent l’armée nationale auprès de l’opinion. De plus, les pouvoirs politiques craignent à chaque fois que les militaires, bien souvent des jeunes conscrits, ne sympathisent avec les manifestants et se retournent contre le pouvoir comme cela a pu se produire en 1830 ou en 1848. Il devient manifeste que l’armée, avec ses fusils, ses baïonnettes et ses canons n’est pas adaptée pour maintenir l’ordre. Une nouvelle doctrine doit être pensée.

Unités et doctrines spécifiques

En 1791, la maréchaussée avait été baptisée avec un nouveau nom : la gendarmerie. Cette dernière évolue constamment durant tout le XIXème siècle et notamment à la faveur des deux empires. De plus en plus, cette unité militaire se voit confier des tâches policières et de surveillance de la population, au grand dam de certains de ses responsables : « Nous prend-on pour des policiers, pour des espions ?[…] Nous sommes des militaires […] Que l’on confie cette mission à d’autres, pas à des maréchaux de France ! » (Maréchal Pélissier, lettre du 13 novembre 1942). Malgré tout, la gendarmerie peine à encadrer les manifestations qui dégénèrent souvent en violences excessives. Cette arme manque de membres formés, d’armes non mortelles et de tactiques spécifiques. Pour répondre à ces besoins, la IIIème République crée, en 1921, des pelotons mobiles de gendarmerie, très vite renommés Garde républicaine mobile (1926) qui s’illustre notamment lors des émeutes de février 1934. Ce dispositif dépendant de la gendarmerie est complété au sortir de la Seconde Guerre mondiale par une force de police dédiée au maintien de l’ordre : les Compagnies républicaines de récurité (8 décembre 1944). Les années d’entre-deux-guerres sont fondamentales pour voir naître une véritable théorie du maintien de l’ordre avec sa doctrine et ses tactiques spécifiques. Une place importante est accordée à la mobilité des groupes et à la formation des hommes à ces nouvelles pratiques. Pour autant, la doctrine évolue encore à partir des années 1960. En effet, jusqu’alors, les forces spécialisées dans le maintien de l’ordre appliquent une stratégie de la dispersion fondée sur le contact physique. Si l’on ajoute à cela l’utilisation de matraques en bois, les affrontements étaient donc violents en plus d’être fréquents : les fractures au crâne n’étaient pas rares. Mais les manifestations liées à la guerre d’Algérie ou au mouvement de mai 68 montrent les limites d’une telle doctrine. Ainsi, le 8 février 1962, une manifestation contre l’OAS et la guerre d’Algérie dégénère du fait de la violence exacerbée des forces de l’ordre qui, sous l’impulsion du préfet de police Maurice Papon, répriment violemment le cortège au niveau du métro Charonne. Il y a 9 morts et 250 blessés. Des témoins racontent avoir vu des policiers jeter des grilles d’aération de plus de 20 kilos sur les manifestants qui tentaient de se réfugier dans les escaliers du métro. Les émeutes de mai 68, doublées de la clairvoyance d’un nouveau préfet de police, permettent d’élaborer une nouvelle doctrine fondée sur de prudents principes : limiter les contacts physiques, contenir la violence et interpeller les meneurs. Autrement, « nous gagnerons peut-être la bataille dans la rue mais nous perdrons quelque chose de beaucoup plus précieux et à quoi vous tenez comme moi : c’est notre réputation » (Préfet de police Maurice Grimaud, Lettre aux forces de l’ordre, 19 mai 1968).