L’anarchie internationale

Les nouveaux enjeux du XXIème siècle dessinent un nouvel ordre international. On assiste à la fin de beaucoup d’illusions, à commencer par le bien-fondé de l’idéologie des droits de l’homme qui accompagne le déclin de la puissance américaine.

Illustration géopolitique Journal La Fugue
Présidents indien, chinois, sud-africain, russe et brésilien au sommet des BRICS, en 2018

L’anarchie internationale, ou pourquoi on ne peut pas parler d’ordre international ?

Lorsque l’on écoute les discours politiques, la sémantique utilisée est celle appliquée aux sociétés humaines. On parle de village international, de citoyen du monde, de concert des nations… Bien que très attrayante, cette rhétorique n’en mène pas moins à de fausses analyses.
Dans les sociétés humaines, l’ordre est artificiel. Partout où des hommes décident de vivre ensemble et de se constituer en société, ils échangent une partie de leur liberté pour une garantie d’ordre et de sécurité, que l’on considère souvent comme la première des libertés. Le Léviathan, dans la philosophie de Hobbes, est le seul à pouvoir user légitimement de la force pour maintenir l’ordre en place. Lorsque l’on parle de “société internationale”, on est tenté, par analogie, d’appliquer le même schéma à très grande échelle. Pourtant, les deux termes composant cette expression sont antinomiques.
Les états ne peuvent former une société, car contrairement aux hommes, ils ne se sont pas dépouillés de leurs armes car ils sont souverains. L’usage du mot “ordre” doit donc être employé avec une grande précaution. Raymond Aron, fondateur des relations internationales comme discipline à part entière, n’emploie d’ailleurs jamais ce terme. Il lui préfère celui de paix, par opposition à celui de guerre. Pour lui, la relation entre états alterne entre la guerre et la paix, celle-ci faisant figure d’exception, en raison de « l’absence d’une instance qui détienne le monopole de la violence physique légitime ».
Plutôt que l’ordre, c’est l’anarchie, c’est-à-dire une absence de pouvoir, qui est la règle entre les acteurs internationaux (du grec anarkhia, composé de an : absence de, et de arkhê : pouvoir/commandement). De cette situation d’anarchie découle l’état de guerre constant dans lequel se trouvent les états qui imposent leur volonté avant tout par la force ou par la diplomatie. C’est en tout cas une lecture réaliste de la géopolitique, comme le rappelle Pascal Gauchon dans le premier numéro de la revue de géopolitique Conflit, paru en 2014. « Le véritable sujet d’étude de la géopolitique, c’est l’antagonisme sous toutes ses formes, les plus innocentes, les plus sournoises mais aussi les plus brutales, ainsi que les équilibres que ces rivalités finissent par générer et qui restent toujours fragiles. » L’ordre international pourrait alors être assimilé à une forme de trêve plus ou moins longue qui sépare deux guerres et qui se trouve toujours sur le fil du rasoir.

Gouvernement mondial ou hégémonie ?

Théoriquement, rien n’empêche les états de se faire la guerre car en tant qu’entités souveraines, ils ne sont tenus d’obéir à aucune norme, sauf lorsqu’ils y sont contraints ou lorsqu’il en va de leurs intérêts. Après les horreurs de la Première Guerre mondiale, des normes ont été mises en place pour interdire le recours à la guerre. C’était le but de la Société des Nations, qui en fait un de ses principes de base, mais aussi du Pacte Briand-Kellogg, signé en 1928. Ce traité international, mettant la guerre “hors la loi”, réunissait les pays qui étaient dix ans plus tard les principaux protagonistes de la Seconde Guerre mondiale. Cet échec flagrant est dû à « l’absence de système d’exécution du droit qui s’impose à eux ». Pour Kenneth Waltz, politologue américain qui voit dans les relations internationales le résultat de cette situation d’anarchie, la seule solution logique pour y mettre fin serait d’instaurer un gouvernement mondial. Mais de manière réaliste une telle solution, même si elle est « logiquement irréfutable » reste « pratiquement irréalisable ». L’ordre international est donc une situation de stabilité temporaire, dans laquelle aucune puissance n’a les capacités ou l’intérêt de changer les rapports de force. La stabilité entre des acteurs égaux en perpétuelle lutte pour des intérêts souvent divergents peut être maintenue si une puissance détient une hégémonie suffisante pour endosser la gouvernance.

La fin de l’ordre américain

Quand on parle aujourd’hui de remise en cause de l’ordre international, il s’agit en réalité du déclin relatif des États-Unis face à la montée en puissance de la Chine, seul acteur capable de s’imposer en concurrence. Cette hégémonie américaine, entérinée par la victoire de la Seconde Guerre mondiale puis par l’effondrement du communisme, n’existe que par leur puissance. Non seulement ils se sont imposés par leur puissance militaire et économique, mais ils ont aussi démontré au monde entier l’efficacité du capitalisme comme modèle de société. Leur capacité d’intervention extérieure, particulièrement au Moyen-Orient, l’extraterritorialité du droit américain, l’instauration du dollar comme monnaie d’échange ou encore l’empreinte de l’idéologie des droits de l’homme dans les organisations internationales ont servi leur politique puisqu’aucune puissance n’était en capacité de rivaliser contre l’hégémonie américaine. Face à l’Europe affaiblie par la guerre, la Russie percluse dans des frontières minimales, la Chine en pleine révolution, les oppositions à ce système ne trouvaient aucune alternative.
Aujourd’hui, l’illusion dans laquelle cet ordre international berçait le monde s’estompe progressivement. Le monopole du dollar prend fin, en laissant de plus en plus place au Yuan. Alors que la monnaie américaine prévalait dans les échanges de pétrole, la Russie (premier exportateur de pétrole) et la Chine (premier importateur) ont décidé de s’en passer au profit du renminbi. La plateforme Shanghai Petroleum and Natural Gas Exchange a d’ailleurs été créée par la Chine pour imposer sa monnaie dans les échanges d’hydrocarbures. De même, l’extraterritorialité du droit américain est largement concurrencée par un arsenal juridique mis en place progressivement par la Chine lui permettant d’imiter les pratiques de sanctions que seuls les Américains étaient en mesure d’imposer à des entreprises pourtant étrangères. Les exemples sont nombreux, et dans tous les secteurs : le développement des BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) pour concurrencer les GAFAM, les nouvelles routes de la soie, la présence de la Chine aux Moyen-Orient et en Afrique… L’ordre américain n’est plus consensuel car les états n’y sont plus contraints. Il suffit d’observer les réactions politiques dans les autres continents : aucun pays d’Afrique et d’Amérique latine n’a condamné la Russie après “l’opération spéciale” en Ukraine. De nouvelles alliances se créent, dans un monde où désormais les relations bilatérales entre états remplacent progressivement le multilatéralisme.
Si les contestations contre la domination américaine ont toujours existé, l’émergence de nouvelles puissances leur donne aujourd’hui la possibilité de trouver une portée réelle. A l’image de la lutte acharnée de Rome contre la Carthage émergente, certains voient dans la relations sino-américaines un retour du piège de Thucydides, qui mènera les deux puissances à s’affronter militairement.