En laissant des passions dérouler leur fil destructeur au long de la pièce Britannicus, Racine mène une vraie réflexion sur la valeur politique d’un ordre établi. Mais il questionne aussi sur l’efficacité du théâtre, trop codifié formellement pour être vraisemblable.
Lancé dans une carrière prometteuse, le jeune écrivain Jean Racine reste encore dans l’ombre du grand Corneille qui demeure, au tournant des années 1660, le premier dramaturge de son temps. Jean Racine décide alors insolemment de chercher à le battre à son propre jeu. Il compose ainsi, en 1669 une pièce aux accents cornéliens où les personnages sont tiraillés par leurs passions, tantôt bonnes, tantôt mauvaises. Il s’agit de Britannicus, la première pièce dont l’action se déroule dans la Rome antique, et qui met en scène un jeune Néron incertain de son mauvais génie, véritable « monstre naissant » qui dessine progressivement les lignes de son gouvernement. Mêlant amour et politique, cette pièce de Racine offre une lecture de l’ordre social à la fois psychologique et civique. Britannicus illustre enfin le paradoxe du théâtre classique car sa réglementation, loin de faire l’unanimité, interroge sur l’efficacité d’une représentation dont l’ordre scénique repose sur un artifice.
Avertir le lecteur
Le théâtre classique, dans la lignée des penseurs grecs, cherche à faire chez le spectateur une « catharsis » de toutes les passions mauvaises qui peuvent l’habiter. Le mot catharsis, directement transposé du grec κάθαρσις, désigne au XVIIème siècle la purification du spectateur qui, en voyant où mènent certains travers, en est écœuré et s’en éloigne. Dans Britannicus, Racine explore très précisément ce qu’une ambition et des amours égoïstes peuvent entraîner de répercussions politiques et psychologiques. Le cercle vicieux qu’engendrent de tels désordres s’illustre parfaitement par le personnage d’Agrippine qui en est le premier auteur et la première victime. Le drame de cette femme ambitieuse est de voir son pouvoir diminuer, près de disparaître (I ; sc.1 ; v.11). Son autorité découlait directement de la position qu’elle occupait jusqu’alors dans la société, à savoir celle de l’épouse de l’empereur défunt. Accédant au pouvoir par le lit impérial, elle place alors son fils, issu d’une précédente union, au sommet de l’État. Agrippine se révèle ainsi l’artisan de l’ordre qui régit le monde romain au début du règne de son fils Néron. Celui-ci n’aurait en effet jamais dû avoir le pouvoir qui revenait à Britannicus, fils de l’empereur Claudius. Britannicus incarne donc l’ordre ancien, tandis que Néron incarne l’ordre nouveau. Dans ce monde très hiérarchisé, où l’ordre de succession est le facteur majeur de légitimation du pouvoir en place, la présence de ces deux ordres antagonistes ne peut que susciter des conflits. De même qu’Agrippine, pour assouvir sa propre soif de pouvoir, avait réussi à placer son fils au sommet de l’État, de même Néron peut à son tour comploter pour assainir un entourage par trop dérangeant. En choisissant ce sujet, Jean Racine réexplore un épisode historique dans sa veine psychologique, dans ce qu’elle porte à réflexion. Les interactions entre les personnages sont régies par cet ordre social dans lequel ils s’insèrent. Or ce même ordre social est à sa base biaisé par les manigances d’Agrippine contre qui il se retourne désormais, puisqu’elle subit l’écartement du pouvoir qu’elle a elle-même infligé à Britannicus.
Si le théâtre cornélien s’attache à dépeindre les élans de noblesse d’une âme qui se raisonne, Racine vient se démarquer de son illustre prédécesseur en accordant une place tout à fait nouvelle à l’intrigue amoureuse qui n’est plus ici secondaire, comme Corneille le prônait, mais qui vient épauler l’intrigue politique. Il avait déjà fait ce choix pour sa pièce Andromaque, qu’il renouvelle dans Britannicus. Le lecteur peut, par exemple, se rendre compte que la peur d’Agrippine de voir son fils la mettre de côté répond bien plus à la tension intérieure de l’appât des honneurs et du pouvoir, qu’à un réel conflit d’intérêt politique visant le bien commun. La politique est pour ainsi dire réduite à des conflits interpersonnels, entre Agrippine et son fils, Britannicus cristallisant involontairement par sa présence leur rivalité (I ; sc.1 ; v.69-70). L’intrigue est en effet alimentée par les états d’âme des personnages enchaînés à leurs passions, plus que par la tension politique elle-même, que seul le personnage de Burrhus semble saisir dans sa conception la plus pure (I ; sc.2 ; v.180). Ces mêmes passions sont les matrices de cette politique de cour qui se resserre autour du personnage de Néron. Il représente, par sa position et son rôle politique, les enjeux de tous, dont ses seules passions peuvent changer le cours.
Néron, maître d’un désordre constructif ?
Mais Néron est un personnage que Jean Racine aborde de manière subtile, en nous faisant assister à travers sa maturation politique à un autre phénomène psychologique. En acceptant de dire avec Roland Barthes que le comportement de Néron présente en fait toutes les caractéristiques de celles d’un adolescent, nous comprenons alors que les enjeux de la prise du pouvoir par Néron sont avant tout individuels bien plus que politiques. Le personnage de Néron cherche à se défaire de l’ordre imposé par sa mère : ses plus proches conseillers, son mariage, jusqu’à sa position sociale sont le fruit de la volonté de cette mère omniprésente. Cet ordre mis en place, en ce que cela le rattache à son passé, lui apparaît comme un obstacle à son accomplissement d’homme. Ses choix répondent donc à une attitude que nos psychanalystes freudiens n’auraient pas reniée, mais que Jean Racine pointe du doigt comme étant capricieuse. Son entourage confond les volontés d’Agrippine et celles de Néron, à l’image de Junie qui dit à Néron à propos de sa mère : « Vos désirs sont toujours si conformes aux siens… » (acte II ; sc.3 ; v.561). L’attitude de rejet de Néron, qui s’explique par son souhait de pouvoir s’émanciper, est donc à l’origine de ce que Jean-Pierre Miquel dénomme le « démontage d’un mécanisme politique ».
Les limites de l’ordre théâtral
Mais au-delà de cette première lecture du récit, la pièce de Britannicus invite le lecteur à se pencher sur le questionnement suscité par la représentation théâtrale elle-même. Une des critiques la plus revenue autour de la pièce de Britannicus lors de sa performance en 1669, était la non-conformité entre les événements historiques réels ainsi que le choix d’interprétation qu’en avait fait Jean Racine. Il s’en défend dans les deux préfaces qu’il rédigea en 1669 et 1674, citations à l’appui de sa source principale, l’œuvre de l’historien Tacite. Cette querelle de la représentation théâtralisée de l’histoire ouvre un débat plus large autour de la représentation théâtrale à l’ère classique. L’heure est, au XVIIème siècle, à l’ordre régenté des trois unités de temps, de lieu et d’action, à la règle de bienséance. Or certains de ses détracteurs, et parmi eux Georges de Scudéry, reprochent à ces convenances une trop grande rigidité qui nuit à la crédibilité du message qu’une pièce cherche à faire passer. Le pièce de Britannicus, excellent morceau de notre théâtre classique, n’en laisse pas moins le spectateur dubitatif sur la réelle efficacité d’un ordre théâtral dont les engrenages, somme toute artificiels, peuvent sembler en opposition avec la recherche de vraisemblance dont il se fait le champion.