Insaisissable vieillesse

Si le vide est à la nature ce que le fait est au droit, alors la vieillesse est bien l’une de ses horreurs abhorrées par le juriste, puisqu’elle n’existe pas comme catégorie juridique à part entière. Quoiqu’une première série de réponses législatives soit apportée depuis 2015, la vieillesse reste pour le droit français une notion insaisissable, au régime juridique insuffisant.

Par Elzéar de Léséleuc

Pr. Jean Carbonnier, doyen de la faculté de droit de Poitiers

Malaise définitif

Pas une seule définition légale ou jurisprudentielle ne détermine la vieillesse en droit français. Au mieux, n’en existe-t-il qu’un balbutiement doctrinal issu du vénérable, et lui aussi, vieillissant, dictionnaire juridique Cornu. Elle est exposée comme « l’état d’une personne qui, ayant dépassé un certain âge, est présumée ne plus pouvoir travailler et [pouvant] bénéficier à ce titre d’un régime de pension de retraite ». Que dit de sa propre qualité la définition, qui, pour envisager un état de vie, ne le saisit que sous l’angle fiscal et financier ? Voilà le premier malaise du droit face à cette vieillesse qu’il n’arrive pas à saisir pleinement.

Le second malaise avéré consiste en l’impossibilité de l’autorité normative (celle qui prescrit la règle), à envisager la vieillesse comme catégorie distincte d’autres groupes partageant des caractéristiques communes. Ainsi, sur fond d’autonomie, la majorité du droit en vigueur traite presque invariablement la personne âgée à la même enseigne que la personne en situation de handicap, parfois même avec l’enfant en bas âge.

Mais du reste, quel nom pour les acteurs de la vieillesse au juridique ? Personnes âgées, retraités, aînés, séniors ? Troisième malaise. Alimentant la confusion, les diverses appellations données par les textes sont pointées du doigt par la Commission nationale consultative des droits de l’homme. Dans son avis d’assemblée du 31 juillet 2013, sur l’effectivité des droits des personnes âgées, elle relève ces « difficulté[s] de terminologie » comme facteurs de troubles évidents. Au-delà du débat sémantique, la commission saisit pleinement cette difficulté relationnelle entre droit et vieillesse : « La notion de personne âgée est complexe » ; « il ne s’agit pas d’une catégorie homogène » ; ou encore, « les politiques de l’âge apparaissent encore très ciblées sur un groupe aux contours flous ».

Insaisissable vieillesse donc, notion obscure, recluse, sans identité particulière en droit. Mais pour laquelle, à défaut de définition, existent quelques éléments de régime juridique.

Éparpillement normatif

Sans définition claire, la vieillesse peut-elle être appréhendée par la porte de son régime juridique ? Un certain nombre de textes internationaux lui font une place au milieu des catalogues de droits conventionnels. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, en son article 25, affirme que « l’Union reconnaît et respecte le droit des personnes âgées à mener une vie digne et indépendante et à participer à la vie sociale et culturelle » ; tandis que la Charte sociale européenne précise que « toute personne âgée a droit à une protection sociale ». Mais comme toujours en matière de déclaration de droits, se pose la question de l’invocabilité et de l’effectivité en contentieux de ces articles proclamatifs, c’est-à-dire de leur utilisation effective par le justiciable devant un tribunal pour les faire valoir

Sur le plan français, dit interne, aucune disposition à valeur constitutionnelle ne s’empare de la vieillesse. En matière législative, un certain nombre de textes l’abordent, sans jamais qu’elle en soit l’unique objet, et sans jamais qu’on en puisse dégager un système, une systématisation.

En droit des personnes, les dispositions les plus évidentes sont relatives à la fin de vie : les lois Léonetti (2005) et Claeys (2016), mettent notamment en place directives anticipées et sédation profonde. Également, au titre du Code civil, les seniors peuvent se voir appliquer les régimes réservés aux majeurs protégés : curatelle, tutelle et sauvegarde de justice. En droit des contrats, le code des assurances met en place les dispositifs d’assurance-vie, d’assurance-décès, et autres opérations de capitalisation de même ordre. Enfin, les dispositifs de Sécurité sociale portant sur les retraites sont gérés par un droit spécifique, mis en place après la Seconde Guerre mondiale, et dont l’acteur principal est la Caisse nationale d’assurance vieillesse

Au-delà de ces exemples les plus notoires, une seule loi, du 28 décembre 2015, est spécifiquement relative « à l’adaptation de la société au vieillissement ». Mais catalogue de dispositions techniques, modifiant pour la plupart des textes et dispositifs déjà existant, elle n’apporte en rien cette systématisation recherchée. Toutefois, une proposition de loi construite par l’actuelle majorité a récemment été enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale. Datée du 15 décembre 2022, elle est intitulée comme portant mesures pour bâtir la société du bien vieillir en France. Découpée en trois parties, elle veut renforcer les dispositifs de prévention de la perte d’autonomie, de lutte contre la maltraitance, et d’accueil et d’hébergement pour les personnes âgées. Réponse timide au scandale Orpéa, et, à n’en pas douter, au formidable état des lieux sur les droits fondamentaux des personnes âgées dressé par le Défenseur des Droits (rapport public du 4 mai 2022), elle ne propose pas pour autant de solutions parfaitement novatrices. Soyons pourtant optimistes : son vote pourrait apporter un matériau supplémentaire à notre entreprise de systématisation.

Vents contraires

Cette systématisation, si tant est qu’elle doive être réalisée à l’avenir, sera à la merci des vents contraires guidant traditionnellement les politiques de l’âge en France. Ces vents sont dilemme kantien : en général, les politiques publiques gérontologiques traitent la personne âgée soit seulement comme moyen, dans un mouvement centrifuge (qui éloigne du centre) ; ou bien aussi comme fin, dans un mouvement centripète (qui en rapproche). En clair, les mesures juridiques adoptées font soit du senior un poids social aux périphéries d’un problème plus général (vieillissement, transition démographique), soit de l’âge une catégorie à laquelle des dispositifs sont spécifiquement adaptés, guidés par des valeurs transcendantales (dignité, respect).

Le mouvement centrifuge s’observe dans la notion d’adaptation de la société au vieillissement, titre de la loi de 2015. Aussi, les motifs de la proposition parlementaire de décembre 2022 traduisent-ils l’angoisse profonde d’une société confrontée à de telles difficultés : « Le vieillissement de la population et la perte d’autonomie constituent aujourd’hui l’une des principales préoccupations des Français. La transition démographique représente un bouleversement fondamental […] pour la société dans son ensemble ». Ainsi, le législateur se retrouve sommé de les combattre ; et pour ce faire, se préoccupe actuellement de la pérennité du système des retraites. L’argument principal du gouvernement est limpide : les changements démographiques obligent la collectivité à s’adapter au vieillissement. Elle doit donc repousser l’âge de départ à la retraite.

A l’inverse, le mouvement centripète a pour cause première la dignité de la personne âgée, et pour mécanique d’action le respect de son humanité fragilisée. Au regard des travaux législatifs de 2015 et de 2022, ces deux éléments étaient apparemment assoupis dans l’esprit de la puissance publique. Mais le scandale des Ehpad a paradoxalement permis leur retour en grâce : l’opinion exige une réponse ferme à l’indignité de la situation. Demain, l’État, non comme législateur, mais comme administrateur, ou comme juge, se portera donc garant des atteintes à cette dignité écornée. En devenant actionnaire majoritaire d’Orpea, via la Caisse des dépôts et consignations, il recollera les céramiques brisées par le géant de l’hébergement adapté. Le juge pénal, lui, sanctionnera lourdement les responsables du scandale.

Véritable boussole, dignité et respect sont cependant proches d’une zone de turbulence, et le débat prochain sur la fin de vie risquera la démagnétisation de leur aiguille. En matière de mort dans la dignité, le législateur devra se montrer vigilant : le dispositif des lois Leonetti-Claeys, et le système des directives anticipées paraissent déjà être de bon équilibre. A lui de déterminer s’il souhaite le bouleverser, en ouvrant – donc – la voie de l’euthanasie. Prudentia et mensura !

Elzéar de Léséleuc