Le Vieux Continent, sénilité ou éternité ?

A une époque où l’on veut bâtir des “start-up nations”, le Vieux Continent continue à bien porter son nom, mais sans les nobles attributs de la vieillesse. Le refus de transmettre a mis un terme à sa fécondité, rempart contre l’érosion du temps, laissant à l’agonie une civilisation que l’on croyait éternelle.

L'école d'Athènes - Raphaël, 1508-1512

La résurgence des vieux Empires

Depuis la fin de la Guerre froide, les cartes de la puissance sont rebattues. L’hégémonie américaine, grâce à un soutien idéologique indéfectible de l’Europe occidentale, est contestée par des puissances que l’on qualifie d’émergentes. En réalité, il s’agit plutôt d’un réveil de vieux empires endormis. Ils refont surface avec les espoirs et les revanches liés à leur histoire. L’Empire du Milieu et les routes de la soie, l’Empire de Perse et sa domination régionale, l’Empire Ottoman humilié par les traités de Sèvre et de Lausanne, l’URSS et les tsars ont laissé derrière eux des ambitions et des regrets qui se réveillent aujourd’hui. L’Occident éprouve souvent du mépris pour ces “régimes autoritaires” usant d’une propagande mensongère. En fait, Erdogan, Poutine ou Xi Jinping ont en commun qu’ils puisent dans leur passé glorieux un récit national à la hauteur de leurs ambitions et soutenant leur politique.

Dans une dialectique héritée de la Guerre froide, l’Occident se voit encore comme le camp de la liberté face à des sociétés qui ne connaissent pas les bienfaits de la démocratie libérale. Plus que des formes de régimes qui s’affrontent, il s’agit peut-être davantage de civilisations qui s’entrechoquent. Dans cette lutte, ne dureront que celles qui portent en elles le désir de vivre et de se prolonger dans les générations suivantes. Ce sont là les éléments essentiels de leur survie au temps. Même une défaite militaire ou un effondrement de leurs institutions peuvent ne pas en sonner le glas. Quand Rome envahit la Gaule, elle adopta le mode de vie des peuples vaincus pour donner naissance aux sociétés gallo-romaines. De même, l’âme polonaise a réintégré son territoire après que celui-ci a été rayé de la carte de 1796 à 1807. Ce désir de vivre, commun aux Gaulois et aux Polonais, est en fait l’essence de toute société féconde et en assure la pérennité.

La vieille Europe en crise de fécondité

Dans le nouvel ordre mondial qui se dessine, l’Europe semble à bout de souffle. Alors que les relations internationales sont une lutte pour exister, elle n’exprime aucun désir réel de puissance. L’apparente crise démographique que tous les pays européens connaissent cache un mal beaucoup plus profond qu’une baisse du taux de fécondité : le refus de transmettre, fruit de la philosophie de Rousseau pour qui Emile doit s’affranchir de toute transmission et considère que « l’homme naît bon, c’est la société qui le corrompt ». Pourtant, la transmission d’un esprit par le biais d’une culture assumée permet de lier les époques entre elles et assure ainsi sa continuité. Aujourd’hui, les générations différentes ne se comprennent plus. Les jeunes n’ont que du mépris envers ces boomers, qui n’ayant rien transmis, ne sont que responsables des maux dont ils souffrent. L’Europe est en train de perdre son souffle de vie, ce génie européen, gage de sa survie.

Le diagnostic n’étant pas fait par des élites converties au tout-économique, les remèdes contre cette sénilité ne sont pas proposés. Après les ravages des deux guerres mondiales successives, la solution pour redonner à l’Europe sa puissance a été d’en faire un vaste marché sans frontière. Dans un discours du 9 juin 1955 à Luxembourg, Jean Monnet, l’un des vénérés pères de l’Union européenne, ne parle que de “relance européenne” comme projet politique, de “travailleurs” pour qualifier les Européens, de “marché commun” pour parler de l’Europe, comme si sa valeur pouvait se mesurer uniquement par son PIB. Dans ce système de croissance comme objectif final, tout est cyclique et une innovation porte en elle-même les germes de son obsolescence. Quelles fondations solides pour une reconstruction ! En plaçant le progrès comme idéal, alors qu’il est un mouvement, l’Occident a créé lui-même les raisons de son déclin. Emmanuel Macron est la parfaite incarnation de cette modernité, qui, refusant son héritage, se pense rajeunie. Il proclame sans honte qu’il n’existe pas de culture française et travaille à faire de la France une start-up nation artificielle.

Pour que l’Europe retrouve son éternelle jeunesse

La transmission de l’esprit européen est cette pierre philosophale qui permettrait à l’Europe d’échapper à la mort. Relancer l’économie ou ouvrir les vannes de l’immigration pour pallier un déficit démographique ne lui rendront pas son génie. Mais pour transmettre, il faut se connaître. Nosce te ! disaient les anciens. Ce “Connais-toi toi-même !” était le fondement de la philosophie grecque. Cette ode à l’identité, ce cri de l’humilité de l’homme qui porte sur lui le poids de tous ceux qui l’ont précédé est un ancrage nécessaire pour bâtir une société solide. Le nain qui refuse de se hisser sur les épaules du géant pour voir plus haut est condamné à rester nain.

A nous, jeunesse, de retrouver cet esprit par la culture pour se l’approprier. Cet amour de l’ordre et de la justice hérité de Rome, l’intériorité et la transcendance propre au christianisme, et la subtilité de l’esprit façonnée par les Grecs. Tout ne se vaut pas, et l’on a le droit de vouloir conserver ce qui fait notre identité et permettra à notre continent de retrouver sa grandeur et sa puissance. Paul Valéry proposait une définition de sa géographie particulière comme un « chef-d’œuvre de tempérament et de rapprochement des conditions favorables à l’homme ». Le continent européen n’a peut-être pas les ressources du Congo, ni la taille de la Chine, ni la démographie de l’Inde. Mais il a donné Vinci, Pasteur et Einstein.
« En résumé, il existe une région du globe qui se distingue profondément de toutes les autres au point de vue humain. Dans l’ordre de la puissance, et dans l’ordre de la connaissance précise, l’Europe pèse encore aujourd’hui beaucoup plus que le reste du globe. Je me trompe, ce n’est pas l’Europe qui l’emporte, c’est l’Esprit européen dont l’Amérique est une création formidable. […] Il est remarquable que l’homme d’Europe n’est pas défini par la race, ni par la langue, ni par les coutumes, mais par les désirs et par l’amplitude de la volonté. » Paul Valéry, Note (ou l’Européen).