Les jeunes au milieu des ruines

Dans Une vie en quatre chapitres de Paul Schrader, Mishima dit : « L’âge moyen des hommes pendant l’Âge de Bronze était de 18 ans, pendant l’ère romaine, de 22 ans. Le Paradis devait être magnifique. Aujourd’hui, il doit être affreux ». On meurt vieux, on vit vieux, et cette vieillesse corsette notre société.

The Irishman, Martin Scorcese, 2019

L’Ehpad géant

Sortie de son apathie covidienne, la France renoue avec sa tradition manifestante. Dans les quatre manifestations depuis janvier, l’ampleur des cortèges impressionne. Qui y retrouve-t-on ?

Bien sûr, on y retrouve les grands habitués des cortèges: redoublants en licence de sociologie, chômeurs, intermittents du spectacle, lycéens, etc. S’ils sont officiellement présents pour défendre les « conquis » sociaux (sic), leur naïveté a des limites ; ils se bercent moins d’illusions de profiter un jour d’une véritable retraite digne de ce nom, que de celle de redonner, par un mouvement social unifié, un souffle à une gauche en fragmentation et en déclin. 

Dans les cortèges, ceux qui croient encore au système de retraite actuel, ce sont ceux qui comptent en profiter prochainement, à savoir les vieux. Enfin, il vaudrait mieux dire « jeune vieux ». A 55 ou même 62 ans, on est difficilement un vieillard. Surtout dans une société où on vit jusqu’à 80 ans en moyenne. Pour autant, on n’est plus, sans l’ombre d’un doute, jeune à cet âge-là. Ces jeunes vieux, du début de la génération X, se retrouvent dans les cortèges, refusant d’accepter qu’ils ne soient pas aussi choyés que leurs aînés boomers.

En effet, le projet de loi comprend un avancement de l’âge légal de départ de 62 à 64 ans, et une accélération de la réforme Touraine de 2014. Celle-ci prévoyait d’étendre le seuil de 172 trimestres de cotisations aux générations nées après 1973. Le projet de loi l’étendrait à celles nées depuis 1965.

Si une partie se fait donc bien léser, avec un allongement soudain de leur période en activité, une grande partie des vieux n’est pas touchée par cette réforme. Et le gouvernement le sait bien. Emmanuel Macron, jeune président, est surtout le président des vieux. 

En France, l’électeur moyen a 50 ans. En moyenne, 1 retraité sur 2 a voté en 2022, contre 1 jeune sur 5. Cette base électorale est la plus favorable au macronisme : les 18-24 ans n’accordent que 20% à Emmanuel Macron (contre 26% au RN et 31% à LFI), mais les 60-69 ans lui accordent 30%, et les 70 ans et plus 41%. 

Ce poids électoral se traduit en choix politiques. De l’aveu même du président, « On [a demandé] les plus gros sacrifices à notre jeunesse pour protéger les plus âgés » lors de la crise du Covid. Cette inconcevabilité de léser les plus âgés se retrouve dans le projet de réforme actuel. Prenant acte d’une insoutenabilité à long terme du système de retraites, le gouvernement fait le choix de repousser l’âge de départ : faire commencer les retraites plus tard, pour augmenter la durée de cotisation et réduire la durée de pension.

Deux autres solutions sont pourtant possibles. La première consiste à réduire le montant des pensions versées aux retraités. La deuxième consiste à augmenter les contributions sociales des retraités, notamment au travers d’une hausse de la CSG, afin de plus les associer au financement d’un modèle social dont ils bénéficient largement. 

Les retraités ont d’ailleurs, loin des idées reçues, un niveau de vie supérieur d’1,5% aux actifs. Leur patrimoine est plus élevé, ainsi que leur capacité d’épargne. Celle-ci s’oriente pourtant vers des placements sans risques, comme les assurances vie ou l’immobilier, ne contribuant donc que marginalement au développement économique. 

Parallèlement à cela, leur subsistance tend à ralentir l’économie. Dans les années 1970, 6 actifs finançaient la pension d’un retraité. En 2020, ce ratio n’est plus que d’1,7. L’entretien d’une population de retraités, improductifs et à la longévité croissante, asphyxie toujours plus le monde des actifs. Moins d’épaules doivent soutenir une charge de plus en plus lourde.

Ce poids ne va pas disparaître. Dans cette lutte des âges, les vieux gagneront, car ils ont le nombre pour eux. En 1968, conflit générationnel maquillé en lutte sociale, les jeunes boomers ont gagné parce que plus nombreux. Communistes et extrême droite antigaullistes se sont levés pour rejeter l’ordre politico-moral de leurs aînés, actant leur hégémonie démographique. Les boomers ont ensuite fait très peu d’enfants, sédimentant par là leur position.

Intemporelle euthanasie

Devant cette tyrannie des cheveux gris, faudrait-il, comme le préconisait le groupe NTM en son temps, « [aller] à l’Élysée, brûler les vieux / Et les vieilles » (« Qu’est ce qu’on attend ? », Paris sous les bombes, 1995) ? Yusuke Narita, professeur d’économie à l’université américaine de Yale, suit peu ou prou cette philosophie, en appelant la vieillesse japonaise (28% de la population a plus de 65 ans au Japon) à recourir au seppuku, le suicide traditionnel japonais. 

L’injonction au suicide des vieux n’est pas nouvelle. Ainsi, dans la société traditionnelle inuite, les vieillards étaient incités, dès lors qu’ils n’étaient plus utiles socialement, à mourir. Généralement, le vieillard s’éloignait en pleine tempête ou demandait à son aîné de lui donner la mort. A partir de 1949, le gouvernement canadien fait bénéficier les vieillards de pensions de retraite, dans l’idée de leur redonner une utilité sociale en les transformant en ressource financière pour leur famille. 

La vieillesse est aujourd’hui vue comme un poids pour nos sociétés : elle s’accapare la vie politique, économique, etc. Elle devient même un fardeau pour les jeunes générations, depuis la bascule civilisationnelle décrite par Margaret Mead. Cette anthropologue décrit en 1970 dans Le fossé des générations l’inversion de la transmission qui s’opère dans les sociétés contemporaines, qu’elle appelle « préfiguratives ». Tandis que dans les sociétés traditionnelles les anciens transmettaient les clés de la vie aux jeunes générations, ce sont aujourd’hui les enfants qui apprennent à leurs parents comment aborder le nouveau monde, marqué par des technologies, des pratiques et des mœurs inédites. 

Dans ce nouveau mode civilisationnel, le vieillard n’est donc qu’un poids, à qui l’on doit tout apprendre, tout faire. De cette vision d’inutilité sociale découle sans doute la revendication croissante d’un droit à l’euthanasie, en faveur de laquelle la Convention citoyenne sur la fin de vie s’est prononcée.

Chevaucher le vieux tigre

Poids économique, politique et social, la vieillesse reste pourtant une période féconde, capable d’apporter encore beaucoup à la société et aux jeunes générations. 

Charles De Gaulle est connu pour avoir dit, au sujet du maréchal Pétain, que « la vieillesse est un naufrage ». Pour autant, Jean d’Escrienne, son dernier aide de camp à l’Elysée raconte qu’à la fin de sa présidence, le Général alors âgé de 71 ans avait évolué sur sa position : « Il dit: « Saviez-vous que Sophocle avait écrit Œdipe à Colone à 90 ans… A 80 ans passés, Michel-Ange travaillait encore admirablement à la Sixtine et à la construction de la coupole de Saint-Pierre… Le Titien peignait La Bataille de Lépante à 95 ans et La Descente de croix à 97 ans… Goethe terminait son second Faust, égal à ses œuvres précédentes, à 83 ans. A 82 ans, Victor Hugo écrivait Torquemada et La Légende des siècles. »

Féconde, la vieillesse l’est d’autant plus dans ses derniers instants, dans son rapport si particulier et précieux à la mort. Ernst Jünger écrivait ainsi que « De tout temps, les hommes ont écouté attentivement les mourants. Leurs mots semblent mantiques, prophétiques, comme une transmission, presque un ordre, comme celui d’un coureur épuisé tendant sa torche ». 

Le poids de la vieillesse dans notre société est indéniable. Hégémon politique, économique et social, la vieillesse se plaint d’un supposé « jeunisme » ambiant. Ce sont pourtant les boomers qui ont imposé ce jeunisme, ce rejet de la vieillesse comme réactionnaire et ennuyeuse, il y a cinquante ans. Génération exceptionnellement choyée, qui n’a vécu que dans la paix et l’abondance, elle souffre désormais de ses propres choix. Natalité en baisse, immigration en hausse, crise des valeurs, jeunisme, crise écologique, la génération boomer, par naïveté et par égoïsme a semé ce qu’elle récolte aujourd’hui. Leur époque d’insouciance prend fin, à mesure qu’ils approchent de la mort. 

Plutôt que de s’agripper à leur pouvoir jusqu’à la fin, à fustiger une jeunesse supposément égoïste et fainéante, elle gagnerait à redécouvrir son rôle de transmission. C’est par ce rôle qu’elle pourra vivre sa vieillesse plus positivement, et se redécouvrir une utilité sociale. Et espérons-le, rendre par là même son indéniable tyrannie plus vertueuse.