L’encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII diffusée en 1891 est une réaction aux changements sociaux résultant de l’industrialisation. Le Saint-Siège fait le constat d’une situation sociale préoccupante et offre des solutions pour résoudre le conflit entre ouvriers et patrons.
Le pape Léon XIII n’était ni économiste ni sociologue. Le prélat, intronisé en 1878, poursuivit ses études à l’Académie des nobles ecclésiastiques pour finir docteur en théologie. Et, en principe, l’étude de Dieu diffère bien de l’étude de l’administration des biens. Néanmoins, à cette époque, l’Église, l’industrie et Ricardo ont bien eu concours commun au sujet de la condition ouvrière.
La voie du charbon
Pour en comprendre les raisons, il faut se plonger dans les XVIIIème et XIXème siècles pendant lesquels eurent lieu les deux premières révolutions industrielles. Jamais l’humanité n’avait vécu de pareils changements économiques comme en témoignent les estimations de la croissance économique pour l’époque. Les innovations telles que la machine à vapeur, la révolution chimique et les nouveaux moyens de transport permirent une réduction des coûts de production par une efficacité croissante de la production ainsi qu’une augmentation de la demande de biens, rendant possible les économies d’échelle. Les nouvelles théories des économistes libéraux comme “La main invisible” (Smith, 1776) ou “Les avantages comparatifs” (Ricardo, 1817) vinrent aussi stimuler ce déploiement économique. Ces bouleversements ont à leur tour déroulé le tapis rouge à des mutations majeures de société. Passant d’une société agraire à une société industrielle, beaucoup de paysans commencèrent à s’installer dans les villes avec des conditions de vie souvent délétères. Et il suffit de lire Zola, Victor Hugo ou Dickens pour en faire l’expérience. Quelle période ! D’une abondance de richesses inouïe pour certains ; un véritable enfer pour d’autres et qui sera bientôt connu sous le nom de ‘’condition ouvrière‘’. Une situation qui ira d’ailleurs peu à peu de pair avec une vague de contestations allant jusqu’à la révolte comme celle des canuts à Lyon en 1831. Retenons pour la suite un élément central sur le plan économique : la séparation du capital et du travail. Là où traditionnellement un artisan possédait son atelier et ses outils, le développement de l’usine va transformer l’artisan et le paysan en salariés, ce dernier ne détenant plus les moyens de sa production, machines et ateliers, mais travaillant à présent pour le capitaliste, le détenteur du capital.
Réponse de l’Église
Et l’Église ? Avant la parution de l’encyclique Rerum Novarum en 1891, le Magistère n’a que peu évoqué le sort des ouvriers. Le pape Léon XIII change donc la donne en se préoccupant des « travailleurs isolés […] livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée ». Prenant acte des bouleversements dans la société avec la définition de nouveaux rapports entre patrons et ouvriers, le chef des Catholiques pose les premières pierres de la doctrine sociale de l’Église. Si la lettre condamne d’un côté les dérives du libéralisme avec des « ploutocrates qui imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires », de l’autre, c’est la tentation du socialisme que le Saint-Siège repousse avec force. L’encyclique avertit que les théories marxistes, aussi alléchantes soient-elles, sont un piège dont les véritables conséquences seraient le « nivellement absolu de tous les hommes dans une commune misère et dans une commune médiocrité. » Et de donner trois raisons essentielles. D’abord, nier la propriété privée retirerait à l’Homme sa quête de possession, aboutissement du travail entrepris. Ensuite, laisser le pouvoir civil s’immiscer au sein du sanctuaire familial porterait un coup fatal au principe fondamental de subsidiarité. Enfin, le socialisme priverait l’esprit d’initiative de son stimulant : la richesse. Réfutant donc toute lutte de classe, l’Église propose alors une troisième voie sorte de ‘’in medio stat virtus‘’ entre Karl Marx et Adam Smith censée permettre une cohabitation saine et nécessaire entre capital et travail. Tout en réaffirmant le droit à la propriété, l’acceptation raisonnable des inégalités, la subsidiarité, des principes concordant avec le libéralisme, Rerum Novarum détaille les responsabilités sociales des différents intervenants de ce monde industriel constitué des ouvriers, des patrons et de l’État.
Des critères ESG avant l’heure et le rôle de l’État
Le terme de responsabilité sociale vous fait peut-être penser aux critères ESG (environnementaux, sociaux, de gouvernance), des indicateurs récents pour évaluer les entreprises en dehors des seuls critères financiers. C’est sur le S, que le pape Léon XIII offrait déjà des perspectives intéressantes pour soulager la condition des ouvriers. L’encyclique couvre notamment les devoirs des riches et des patrons qui « ne doivent point traiter l’ouvrier en esclave ». Au contraire, ils doivent respecter la dignité de l’Homme en ne lui infligeant pas de travail au-dessus de ses forces, en lui accordant le temps de repos qui lui est nécessaire à la vie du corps et de l’âme et en lui donnant un salaire décent pour vivre. Sur ce dernier point, le Magistère se montre particulièrement ferme : « Ce serait un crime à crier vengeance au ciel, que de frustrer quelqu’un du prix de ses labeurs. » L’Église convie ensuite les travailleurs à se réunir au sein de sociétés de secours mutuel dont le but est de créer des fonds de solidarité pour venir en aide aux ouvriers en cas d’infirmités ou d’accidents ainsi que de négocier avec plus de poids face aux patrons. Enfin, le Saint-Siège donne les contours du rôle de l’État qui doit faire fleurir la prospérité dans la société tout en s’attardant particulièrement au sort de la classe ouvrière qui est la plus à même d’être brimée car n’ayant pas les richesses pour se prémunir des torts. En revanche, nous sommes mis en garde contre la tentation d’un pouvoir civil s’immisçant trop dans la vie économique et sociale des citoyens. La fixation du salaire doit se faire entre l’ouvrier et le patron par exemple. L’État est donc vu comme le dernier rempart en cas de comportements abusifs car « c’est en effet d’une abondante effusion de charité qu’il faut principalement attendre le salut. »
L’enseignement de l’Église ne nie pas les avancées technologiques et économiques de l’époque, mais met en garde contre les dérives qu’elles ont engendrées comme la cupidité et le mépris. Ce faisant, elle offre une perspective pragmatique de l’économie au service du bien commun. Et peut-être peut-on la résumer ainsi : les principes faisant accroître les richesses des nations sont bons tant qu’ils ne laissent pas un pan de l’humanité dans la misère.