La papauté est-elle une institution d’un autre temps, dernier vestige de l’obscurantisme religieux ? Comme toute institution, le ministère pétrinien est bien appelé à se renouveler. Mais seule une redécouverte de son sens profond permettra d’envisager de justes évolutions.
Qu’est-ce qu’une pierre ?
Qu’est-ce qu’une pierre ? Une pierre, cela peut-être d’abord un moyen de construire un bâtiment, et c’est ainsi un synonyme de stabilité. Rien n’est plus beau qu’une maison provençale en pierre sèche, sans ciment ajouté. La pierre soutient le mur de la maison, soutient la muraille qui défend la cité, maintient la nappe de pique-nique par un jour de grand vent. On l’a compris, la pierre, c’est le symbole de la stabilité, c’est la colonne verticale, c’est l’ordre qui se pérennise en somme. Mais la pierre, cela peut aussi être un symbole de lourdeur, d’inertie ou d’immobilisme. D’un côté, la pierre a en effet besoin d’être taillée pour former un chapiteau corinthien, elle a besoin d’être travaillée par l’homme pour devenir un objet de civilisation, la pierre a besoin du marteau d’Obélix pour devenir un menhir. Telles sont les deux faces de la pierre, qui sont également les deux faces du ministère pétrinien : la papauté semble une nécessité afin de réaliser l’unité et l’ordre de l’Eglise, mais toujours avec la tentation de devenir une monarchie ultra-centralisée, voire absolue, qui pèse sur les fidèles comme un bloc. Et même parmi les pierres d’un bâtiment, comme une église, donc parmi les pierres travaillées, il y a la pierre qui pèse sur la voûte, et la pierre d’angle qui assure la stabilité du tout. Jésus était justement cette pierre d’angle, auparavant rejetée par les bâtisseurs (Mt 21, 42), son fardeau est léger et non pesant (Mt 11, 30), il était le serviteur par excellence plutôt que le maître. « Tu es Petrus, et super hanc petram aedificabo ecclesiam meam », dit Jésus à Pierre (Mt 16, 18) : la préposition « super » choisit définitivement entre les deux interprétations de la pierre, car c’est « sur » le pape que s’établit l’Eglise. Le pape donc, si l’on développe le sens littéral des paroles de Jésus-Christ pour leur donner un sens symbolique, est tout en bas dans l’Eglise car il en est la fondation et non le toit. En ce sens, dire que le pape est la tête de l’Eglise relève d’un abus de langage, et d’une contamination par la doctrine monarchique. Dans le Léviathan de Hobbes, le monarque est bien la tête de l’Etat, et tous sont soumis à sa volonté car il est le protecteur du contrat social entre les citoyens. C’est d’ailleurs au XIIIème siècle, siècle du début de l’essor des monarchies européennes, qu’Innocent III est le premier pape à se proclamer « vicaire du Christ » plutôt que vicaire de Pierre, et « tête visible de l’Eglise ». En revanche, si l’on suit les paroles de Jésus-Christ, le pape n’est pas la tête de l’Eglise, mais plutôt les pieds de l’Église. Le pape doit être Atlas plutôt que Zeus.
Centralisme vs. collégialité
Cette tension entre pieds et tête, entre fondation et toit, est justement celle qui anime les débats avant le concile Vatican I de 1870, et plus particulièrement celui, en France, entre Joseph de Maistre et Monseigneur Maret. Appartenant au mouvement ultramontain, Joseph de Maistre fait l’éloge de la souveraineté absolue et infaillible du pape. « Point de morale publique ni de caractère national sans religion, point de religion européenne sans christianisme, point de christianisme sans le catholicisme, point de catholicisme sans le pape, point de pape sans la suprématie qui lui appartient », déclare-t-il en 1819 dans son ouvrage Du pape. Pour Mgr Maret, a contrario, faire du pape le monarque de l’Eglise revient à ouvrir la porte de l’arbitraire et à opérer une rupture avec la tradition : Pierre et les autres apôtres formaient une unité collective. Mieux vaut donc parler selon Mgr Maret de « souveraineté composée » et faire de la souveraineté en matière de législation la chose commune du pape et du collège des évêques. Vatican I n’est pas allé jusqu’à affirmer la souveraineté absolue du pape, et l’infaillibilité du pape n’a jamais été professée, comme beaucoup le croient, mais seulement son « magistère infaillible », c’est-à-dire son infaillibilité concernant des déclarations ex cathedra sur la doctrine de la foi ou de la morale. L’infaillibilité absolue appartient à Dieu seul. Vatican I est donc compatible avec l’ecclésiologie de communion de Vatican II, qui entend revenir à une conception de la papauté plus proche de celle du premier millénaire que de la monarchie papale du deuxième millénaire. C’est ainsi que le pape Jean-Paul II, en 1995 et dans la continuité de Vatican II, écrit dans son encyclique Ut unum sint : « Pendant un millénaire, les chrétiens étaient unis par la communion fraternelle dans la foi et dans la vie sacramentelle, le Siège Romain intervenant d’un commun accord si des différends au sujet de la foi ou de la discipline s’élevaient entre elles ». L’encyclique de Jean-Paul II constitue alors une invitation au dialogue entre le pape et les fidèles, pour la décentralisation et la synodalité, plutôt que le centralisme juridique pétrinien. L’objectif n’étant pas d’ôter au pape de ses prérogatives, bien entendu, pour Jean-Paul II, mais de faire de l’action du pape une action fondée sur l’assentiment commun : « Tout cela doit toujours être accompli dans la communion » (UUS).
Vers la fin du centralisme pétrinien ?
Ainsi, la réduction du centralisme papal projetée par Vatican II ne représente pas un affaiblissement du ministère pétrinien, mais correspond à sa mission qui est de promouvoir la collégialité, en accord avec l’apostolicité de l’Eglise. Comme le disait Grégoire Ier : « Mon honneur est l’honneur de l’Eglise universelle ». La tâche pour le troisième millénaire n’est toutefois pas, à mon sens, de revenir à la conception de la papauté du premier millénaire, une papauté-arbitre, mais plutôt de réarticuler la relation entre communion et primauté. Car le pape, fondement de l’Eglise, est une figure de plus en plus nécessaire de communion ecclésiale, d’autorité qui unit le grand nombre, dans une société moderne non plus holiste mais atomiste. Cependant, unité ne veut pas dire uniformité, et l’autorité n’a jamais entraîné de façon intrinsèque le centralisme. La tâche pour l’avenir, c’est donc celle que nous transmet le cardinal Ratzinger dans Le nouveau peuple de Dieu en 1969, celle de distinguer la fonction de successeur de Pierre et la fonction patriarcale. Le futur pape écrit ainsi : « Le droit ecclésial unitaire, la liturgie unitaire, l’attribution unitaire, faite par le centre de Rome, des sièges épiscopaux – tout cela sont des choses qui ne font pas nécessairement partie de la primauté en tant que telle ; elles résultent de la concentration des deux fonctions [primauté et patriarcat] ». Pour revenir à nos deux conceptions de la pierre dans l’édifice, celle qui soutient et celle qui pèse, l’idée du futur Benoît XVI est justement de transformer la pierre qui pèse en une pierre qui, gardant sa place prééminente, reconnaît l’importance des autres pierres de l’édifice. En distinguant unité et unitarisme, Joseph Ratzinger a donc orienté la réflexion vers une décentralisation possible des fonctions de l’actuel patriarcat latin.