Les couleurs de l’exploit

Après la série des Fenêtres où le motif tendait à disparaître sous la prolifération prismatique des couleurs, Robert Delaunay (1885-1941), que les historiens de l’art considèrent comme un artiste charnière entre l’impressionnisme et l’abstraction, est à la recherche d’un sujet neuf qui lui ferait reprendre contact avec la réalité de la vie contemporaine. Il peint ainsi en 1913 L’Équipe de Cardiff. Ce tableau, dont on conserve trois versions mais dont nous n’étudierons que la dernière, représente, dans un décor urbain, des joueurs de rugby jouant une touche, ce moment clé où le jeu reprend.

Robert Delaunay, L'Équipe de Cardiff, 1913, Musée d'Art Moderne de Paris - Crédit Pierre Silvant

Elaboration de l’œuvre

Le choix d’un tel sujet n’est pas anodin. Il s’inscrit en effet dans un contexte très politique marqué par le traumatisme de la défaite de 1870 qui popularise l’idée du besoin de renforcer et même reconstruire la force physique et morale de la nation par le sport. Les sports d’équipe sont dès lors reconnus comme de véritables petites guerres avec leur discipline nécessaire qui permettent à leurs membres de s’habituer au danger et aux coups, comme l’affirme un article de l’Almanach des Sports cité par l’historien américain Eugen Weber dans France : Fin de siècle (1986). Par ailleurs, le tableau voit le jour à un moment où, dans la presse sportive, le débat sur l’infériorité des Français face aux Anglais, aux Ecossais et aux Gallois est très animé, seul le match France-Ecosse de 1911 ayant donné lieu à une victoire nationale. Le titre du tableau surprend donc, puisque Delaunay semble avoir tiré son inspiration d’une photographie parue le 18 janvier 1913 dans Vie au grand air prise lors d’un match opposant deux clubs français, le Stade toulousain et le Sporting club universitaire de France, facilement reconnaissables sur le tableau à la couleur des maillots, blanc rayé bleu pour le SCUF et rouge, décliné en rouge noir et pourpre, pour les Toulousains. Serait-ce donc par nationalisme que l’artiste a donné à des joueurs français le nom de l’équipe galloise alors réputée invincible, comme pour communiquer aux premiers la force légendaire des seconds que les français ont eu le loisir d’admirer à plusieurs reprises à Paris en 1911 et 1912 ?

Un sujet résolument moderne

Plus qu’une expression purement politique, L’Équipe de Cardiff est une œuvre qui s’inscrit dans le lyrisme « modernolâtre » de Cendrars et d’Apollinaire. Contrairement au très bucolique Joueurs de foot-ball du Douanier Rousseau (1908), les sportifs de Delaunay jouent dans un cadre urbain et donc moderne par excellence. La tour Eiffel, la Grande Roue et le biplan qui occupent la partie supérieure du tableau sont autant de références à la réalité contemporaine dans laquelle le sport tient désormais une place centrale.
Peintre de la vie moderne autant que Cendrars pour qui « la publicité est la fleur de la vie contemporaine », Robert Delaunay est fasciné par les panneaux-réclame emblèmes d’une esthétique du transitoire et du contraste dont les taches chromatiques envahissent un tissu urbain dominé par la grisaille. L’Équipe de Cardiff assimile et surpasse les mécanismes de l’agressivité commerciale : chaque motif y est soutenu par un énoncé, chaque mot est illustré par un référent visuel dans un balancement continuel entre le nom et son effigie. Ainsi, Astra, une société de construction d’aéroplanes, renvoie au biplan, Paris à la tour Eiffel et la Grande Roue, autant d’insignes de la modernité qui gravitent autour du patronyme Delaunay. Il s’agit donc d’une véritable construction symbolique du nom où l’amplification de la signature fait du tableau tout entier un panneau-réclame destiné à défendre l’engagement dans la modernité de l’artiste dans le jeu concurrentiel des avant-gardes du Salon des Indépendants de 1913.

Robert Delaunay, autoportrait, 1905-1906, Musée national d'art moderne

Dynamisme de la couleur

Composée de grands aplats de couleurs, la toile se montre sans relief ni profondeur, comme le paysage que l’on verrait depuis l’aéroplane qui surplombe le tableau, seul élément avec la roue introduisant certains effets de perspective. La réduction planimétrique des volumes de la toile, ainsi que le nivellement scalaire qui font se heurter les constructions avec les panneaux publicitaires sont en fait autorisés par les nouvelles possibilités de vision découvertes à bord des engins aériens. L’aviateur Raymond Guasco s’est exprimé à ce sujet dans L’Opinion en 1912 : « C’est l’entrée imprévue dans un monde dessiné suivant un parti pris décoratif. Les objets et les choses sont indiqués par des grandes teintes plates […]. Nous sommes à 400 mètres. Le monde n’est plus qu’un ensemble de grandes taches de couleurs heurtées », et ce sont ces données plastiques que le peintre met en œuvre pour son patchwork coloré de L’Équipe. Si le dynamisme de l’œuvre ne réside donc pas dans sa profondeur, la composition de la toile le rend néanmoins palpable par la juxtaposition des éléments publicitaires, groupés autour de l’axe médian vertical lui-même animé par la courbe sinusoïdale qui traverse la toile depuis les pieds du joueur en extension jusqu’au sommet de la roue, dynamisme ascensionnel, à l’image des trois structures arrachées aux forces de la pesanteur. Pour accentuer encore le dynamisme du sujet, l’artiste exploite la force dynamogénique, stimulante et excitante, des couleurs franches de l’assemblage bigarré des maillots et des affiches. Il rejoint ainsi le goût des sportif pour les couleurs pures, revendiqué par un boxeur cité par Gabriel Mourey dans Gil Blas : « Nous exigeons que ne vibrent autour de nous que des couleurs franches et vigoureuses, aussi montées de ton que possible, de ces rouges sonores qui sont pareils à des coups de clairon, de ces verts acides qui font grincer les dents des malades que vous êtes, mais aussi qui donnent à nous de si exquises sensations […]. Nous chérissons les oppositions brutales, les contrastes audacieux dont nos décorateurs se sont fait une spécialité dans l’emploi de ces couleurs qui nous rappellent la violence de nos sports favoris […]. Car la forme n’existe pas, la forme n’est rien. Il n’y a que la tache. La forme est une manifestation de l’intelligence, la tache est une manifestation de l’instinct. Nous sommes donc pour la tache, contre la forme résolument ».

L’Équipe de Cardiff, résolument ancrée dans la réalité contemporaine, où le sujet artistique se confond avec l’art vigoureux de la communication urbaine, ne laisse donc pas de doute quant aux intentions de l’artiste d’innover. A la manière d’un Cendrars ou d’un Apollinaire qui célèbrent la modernité par leurs vers, c’est avec ses couleurs que Delaunay proclame sa vision combative de la vie moderne qui honore l’action et le dépassement de soi.