Culte et culture du corps

Bien avant l’Angleterre, la Grèce fut la patrie par excellence du sport, où dès le plus jeune âge, les enfants étaient formés pour correspondre à l’idéal du bon citoyen, celui qui sait se battre, qui concourt et qui rivalise dans l’excellence physique. Une culture où le sport était l’une des marques de la civilisation.

Discobolos au musée archéologique de Naples

En 1896, après plus de 1500 ans d’éclipse dus au décret d’interdiction de l’empereur Théodose, renaissaient les Jeux Olympiques à Athènes dans un esprit de paix universelle et d’unité de l’humanité. L’homme à l’origine de cette initiative, le baron Pierre de Coubertin déclara même : « [les Jeux] sont mondiaux, tous les peuples y doivent être admis sans discussion ». Si cette vision des Jeux et du sport en général est généreuse, elle ne correspond néanmoins pas à l’idée que s’en faisaient les Grecs de l’Antiquité. En effet, même s’ils partageaient l’idée d’un perfectionnement humain dans le sport, il ne s’agissait pas pour autant d’en faire un divertissement, et encore moins un moyen de communion universelle. Cette pratique inventée par les Grecs et pour les Grecs était l’instrument et la preuve de leur supériorité sur le monde. Leur excellence physique était, pensaient-ils, le reflet de leur excellence morale. L’idéal du guerrier et de l’athlète s’inscrivait plus largement dans le cadre de la kalokagathie, cet idéal du beau (kalos) et du bon (agathos) prôné par la civilisation hellénique.

Du gymnase au champ de bataille, l’éthos de la force

Au sein de la Cité, le jeune Grec est formé intellectuellement et physiquement par une institution nommée gymnase. Ce complexe, constitué par des bâtiments et des structures sportives, est le lieu par excellence de la diffusion de l’éducation grecque. Si des enseignements littéraires et musicaux y sont transmis, force est de constater l’importance, pour ne pas dire la prépondérance, qui est accordée à la culture physique. C’est sur le stade et le palestre que se retrouvent les plus jeunes pour développer leur corps grâce à différentes disciplines telles que le pancrace, la lutte, la boxe, le lancer de disque et de javelots, etc. Cette pratique intensive du sport doit permettre de sculpter les corps afin de leur faire atteindre une perfection esthétique, de leur faire approcher l’idéal du kalos. Pour les Grecs, un corps beau est un corps musclé. Il y a une véritable dimension esthétique voire érotique dans le corps du sportif. Cependant, cette beauté corporelle est également utilitaire. En effet, la beauté physique n’est tant recherchée pour elle-même que pour aguerrir la jeunesse grecque et la préparer à se battre. Cette dimension militaire est fondamentale et a notamment été soulignée par l’historien Philippe Gautier qui, dans un article de 1995 (« Notes sur le rôle du gymnase dans les cités hellénistiques »), montrait que tous les gymnases n’étaient pas dotés de salles de conférence pour la transmission du savoir. Cette institution était, selon lui, destinée avant toute chose à former de futurs soldats, et ce, notamment dans les royaumes grecs nés de la conquête d’Alexandre. Même à Athènes, phare intellectuel et moral de la civilisation grecque, au terme de leur formation, les éphèbes, c’est-à-dire les jeunes gens, proclamaient un serment aux forts accents martiaux : « Je ne déshonorerai pas mes armes sacrées et je n’abandonnerai pas mon compagnon, là où je serai en ligne ». Ce culte du corps, cette culture farouche et belliqueuse et cet apprentissage exigeant s’accomplissaient dans l’altérité et la confrontation.

L’esprit de compétition, un idéal agonistique

Les Grecs connaissaient mieux que quiconque la puissance de la comparaison et ils savaient la pratiquer tant entre eux qu’avec les autres. La littérature grecque ne manque pas d’anecdotes mettant en valeur le physique grec par opposition au physique barbare, au physique de celui qui n’est pas civilisé. C’est le cas lorsque durant la première décennie du IVème siècle avant Jésus-Christ, alors que Sparte mène une série d’expéditions militaires en Asie Mineure, sur les terres des Perses, le Roi spartiate Agésilas réaffirme la supériorité physique des Grecs d’une manière originale : « Persuadé que le mépris de l’ennemi inspire aussi de la force pour la guerre, il ordonna aux crieurs de vendre nus les barbares pris par les maraudeurs. Les soldats qui voyaient la blancheur de leur peau, parce que les Perses ne se déshabillent jamais, leur mollesse et leur peu de résistance à la fatigue, parce qu’ils sont toujours en voiture, se persuadèrent que la guerre ne serait pas plus redoutable que s’ils n’avaient affaire qu’à des femmes » (Xénophon, Les Helléniques, Chapitre IV, livre troisième, 19). Par cette expérience de l’altérité, Agésilas tend un véritable miroir inversé à ses hommes. Les corps flasques, blanchâtres et efféminés des Perses renvoient à ce que sont, au contraire, les corps des Grecs éduqués dans la rigueur du gymnase.

Les ruines du gymnase de la cité grecque d'Aï Khanoum, crédit RMN

Néanmoins, c’est surtout dans le cadre des concours que l’émulation physique des Grecs atteint son paroxysme et sa perfection. Dès l’époque archaïque, les sources mentionnent l’existence de ces concours tant à l’échelle des Cités qu’à l’échelle du monde grec dans sa globalité. Les quatre concours panhelléniques, les plus grands et les plus prestigieux, rassemblent à intervalle régulier des athlètes grecs de toute origine autour des principaux sanctuaires de la Grèce, notamment ceux d’Olympie et de Delphes. La performance des athlètes est considérée comme une véritable offrande faite aux dieux et symbolise l’excellence de l’éducation de la Cité qu’ils représentent. Dans ce cadre, le sport est alors à la fois un acte de piété et un acte de patriotisme. À l’époque archaïque ainsi qu’à l’époque classique, le vainqueur de chaque épreuve se voit attribuer une couronne de feuillage (laurier, pin, céleri ou encore olivier sauvage) ainsi qu’un ruban de laine rouge, la taenia. Cependant, à la période hellénistique, afin d’exalter avec toujours plus de magnificence les prouesses physiques des sportifs, l’habitude est prise d’offrir aux vainqueurs des couronnes d’or. La renommée des athlètes vainqueurs rejaillit sur leur Cité qui leur attribue gloire, honneurs et récompenses. De nombreux décrets honorifiques sont gravés dans la pierre pour rendre hommage à ces hommes et des statues sont dressées comme pour Théogènes de Thasos, un athlète qui aurait remporté plus de 1300 victoires. Néanmoins, même si les concours donnaient aux athlètes un réputation parfois extraordinaire, ils n’étaient pour autant pas considérés comme des dieux ou des demi-dieux. Ainsi à Olympie, les magistrats de la ville s’assuraient qu’aucune statue d’athlète ne soit plus grande que nature afin de ne pas pousser le peuple à les adorer. Même dans la gloire, les athlètes étaient tenus de faire preuve de sophrôsunê, cette tempérance et cette modération qui devaient habiter le cœur de chaque Grec. Sport, compétition, sentiment de supériorité et quête de triomphe ne doivent jamais faire oublier aux athlètes grecs qu’ils sont mortels.