“C’est le monde rural qui doit revivifier le pays”

C’est au cœur de la Normandie, entre Falaise et Argentan, que se niche le petit village de Ri. Son maire, Guillaume de Vigneral, a accepté de nous livrer sa vision de la ruralité, du rôle des petites mairies, ainsi que de la place occupée par la France des campagnes dans les débats de la présidentielle.

Guillaume de Vigneral

Comment définir le monde rural ?

Pour comprendre le monde rural, il faut commencer par un petit peu d’histoire et de philosophie. Le monde rural, c’est à l’origine une communauté de gens qui vivent ensemble. Une famille se décline en plusieurs familles, puis plusieurs villages, et ainsi de suite jusqu’à former une société à l’échelle d’un pays. Ainsi, le monde rural est la base de la société en ce que la famille et le village en sont les cellules de base.

Si nous comprenons bien, le monde rural est à l’origine de la société et légitime donc l’État ?

Oui, la légitimité de l’État vient des cellules de base. Mais depuis la Révolution et les Lumières, il y a eu un renversement parce que la souveraineté n’est plus dans la cellule de base, elle est se trouve dans la représentation de notre système de gouvernement. Lorsque Napoléon met en place les préfets, il veut que l’État contrôle ce qui était le fondement de la société. Le système de légitimité est inversé et tant que l’on ne l’a pas compris, on ne peut comprendre le problème de base du monde rural. C’est là le premier préalable.

Le deuxième préalable à la compréhension du monde rural est la distinction du domaine privé et du domaine public. Avant, dans chaque village une personne représentait une ferme auprès du seigneur et on parlait de foyers et non d’individus. Vous aviez un lien direct entre votre vie et votre habitation. Lors de la révolution industrielle, cette organisation a éclaté. Les personnes ont cessé de travailler où elles vivaient. Cette révolution a cassé le lien entre le lieu de travail et le lieu de vie. On arrive au problème fondamental de la ruralité : on passe plus de temps là où on gagne de l’argent plutôt que là où on vit.

Que reste-t-il du monde rural ?

Il n’est plus agricole ni un lieu de vie, mais un lieu de cités-dortoirs. Les citadins viennent vivre en zone rurale comme ils vivraient dans la banlieue des grandes villes, ce sont des “rurbains”. Pour eux, la ruralité c’est la petite maison confortable de banlieue mais sur un terrain plus calme et moins cher. Ce qu’il reste de la ruralité est n’est plus une assemblée de paysans.  Certains urbains n’ont des regrets que pour une image d’Épinal du monde rural : ils se lamentent de ne plus voir les chars à bœufs et les paysans en sabots quand ils viennent nous voir.

Dans un contexte de mondialisation et de métropolisation forte, quelle est selon vous la place du monde rural ?

C’est une bonne question. Sa place ne peut revenir que par le retour à son fondement : la famille. En permettant aux gens de vivre et de se connaître, on pourra recréer une ruralité. La vie villageoise est une vie à taille humaine. Quand tous les gens se connaissent, ils veulent travailler ensemble. Dans un village on ne peut pas être malhonnête, ou bien à la marge.  À mon sens, c’est le monde rural qui doit revivifier le pays. Mais il ne faut pas le faire de manière étatique. La seule chose que peut faire l’État c’est de favoriser la création d’écoles, ou faciliter la construction de dépôts de produits locaux et de lieux où les gens peuvent partager une bière ou un verre de Côte de Nuits. Et tout cela ne se fait pas en se décrétant, mais en donnant aux gens les moyens de vivre et de faire des choses ensemble.

Quelles sont les forces et dynamiques propres aux campagnes françaises

La force de nos campagnes est que tous, même les anticléricaux, aiment leur église et leur village. Ils s’identifient à leur village et non à leur communauté de communes ou à leur pays. Il y a une identité qui est soit villageoise soit régionale (pour les régions historiques non administratives). C’est la même chose partout. Tous ces départements qui sont des créations républicaines n’ont jamais réussi à prendre le pas sur ces identités locales. La ruralité donne un repère et permet de se projeter. Et sans repère, on ne peut ni se projeter, ni bâtir pour le futur.

Est-ce que les Français qui habitent dans les petites communes sont encore attachés à la figure du maire dans un contexte où les mairies sont vidées de leur pouvoir au profit de structures administratives plus grandes ?

Ils ne s’en rendent pas compte. Le maire est toujours celui à qui on peut se plaindre car on sait où il habite et on peut aller le voir. Quoi qu’il arrive, ils savent que le maire les recevra toujours. Il reste l’intermédiaire privilégié parce qu’il n’est pas une personnalité mais une personne. Et s’il est vrai que les gens ont un rapport extrêmement complexe avec l’autorité, le cas du maire diffère car il n’incarne pas le pouvoir mais la responsabilité. C’est la personnalisation de la responsabilité que l’on peut engueuler. Le pouvoir aujourd’hui est quelque chose de très piégé. Les maires en n’ont plus beaucoup. Il est indispensable qu’on leur en redonne car c’est un véritable problème. Aujourd’hui les conseils sont ennuyeux car nous n’avons plus de pouvoir et par conséquent nous ne pouvons plus le distribuer aux différents conseillers. Notre capacité d’action est réduite.

Selon vous, pourquoi autant de maires de petites communes n’ont pas d’étiquette politique ? Est-ce une échelle trop petite pour parler de politique ?

Ça n’a pas lieu d’être. Selon que vous soyez marxiste ou catholique ou autre, les gens ne réalisent pas que votre approche du village est totalement différente. Ils ne réalisent pas l’impact de la politisation de la société aujourd’hui. Les habitants vous jugent sur votre action et votre contact.

Mais pourquoi le réaliseraient-ils moins que les autres, les métropolitains ?

Chez les métropolitains, la différence réside dans l’anonymat du pouvoir, et comme c’est anonyme c’est un combat. C’est le problème des réseaux sociaux : l’anonymat fait naître l’agressivité. Si je prends mon cas, un ancien camarade de l’armée, journaliste au Monde, m’a reproché d’avoir parrainé Zemmour. Dans mon village, je peux dire que c’était ma responsabilité de maire de faire en sorte que tout le monde puisse s’exprimer à la présidentielle. Et ils m’ont entendu et j’espère compris. Face à un conseil de 12 personnes, vous pouvez le dire et vous expliquer. Dans un conseil de 50 personnes, vous ne pouvez pas avoir de discussion constructive. Je considère qu’au-dessus de 12 personnes, vous n’êtes plus dans une unité de travail. C’est pour cela que les petits villages sont l’avenir de la France. Avec des petites unités de travail, vous pouvez vous connaître et travailler. Dès que vous êtes dans une structure plus grosse, vous êtes amenés à réaliser des sous-groupes et par conséquent vous avez un côté partisan.

Qu’est-ce que révèle l’intérêt récent des candidats pour le monde rural ?

Les Français ont un complexe de paysans. Ils savent qu’ils ont tous des origines rurales et que s’il n’y a plus de paysans, ils meurent. Nos politiques se rendent compte qu’il y a un mal-être dans notre pays vis-à-vis de cela. Mais leur intérêt pour le monde rural n’est qu’électoraliste. Par exemple, pour ce qui est des écoles en zone rurale, en dessous de 20 élèves les établissements sont fermés. Dans les banlieues, la limite est de 12. Cette différence de traitement est volontaire et idéologique. Il n’y a pas de réel projet pour le monde rural chez les politiciens alors qu’il faudrait que la ruralité redevienne le fondement du pays, sa justification.

Les Français des campagnes se sentent-ils représentés par les candidats à la présidentielle qui viennent tous, pour les plus importants d’entre eux, par leur éducation et/ou leur formation, des grandes villes ?

Je ne sais pas, pour moi il y a deux sortes d’électeurs. D’une part, les idéologues, c’est-à-dire par exemple ceux qui voteront toujours PS même si c’est un cochon qui se présente, tant qu’il y a la rose sur son chapeau. Parmi les autres, très peu lisent les programmes. Surtout, et Tocqueville l’anticipait d’une certaine manière, nous sommes dans une société de l’émotivité non de la raison. Les gens voteront pour Macron parce qu’il a le pouvoir et cela les rassure. Ils voteront pour Mélenchon parce que c’est un excellent tribun. Ils voteront pour Pécresse ou Hidalgo car ce sont des femmes. Aujourd’hui, pour les trois quarts des électeurs, la réflexion politique en est là.

Est-ce que l’expression médiatique de la fracture entre une France des villes et une France des campagnes correspond-elle à un ressenti des populations et à une réalité tangible ?

Non, car la ruralité n’est plus agricole. Actuellement la distinction est basée sur l’argent, la formation, et l’aisance sociale. On a vraiment une partition entre une oligarchie (qui se retrouve tant dans les villes que les petits villages) et le reste du peuple. Sachant qu’il y a quand même un complexe de supériorité des citadins qui sont hautement subventionnés par rapport aux gens qui vivent dans les villages. Quelqu’un qui vit dans une petite maison peut être très fier de sa petite maison mais il aura quand même le complexe de ne pas habiter en ville même s’il n’aimerait pas y vivre.

Donc vous dites d’une certaine manière que cette expression de la fracture entre ces deux Frances est simplement là pour faire le buzz ?

Non quand même pas, car il y a une réalité entre les métropoles très riches et le reste du pays. Il y a une disproportion de la richesse matérielle entre ces grandes villes et les zones rurales. Il y a une caste bourgeoise, intellectuelle (mais pas forcément de réflexion) qui a un complexe de supériorité car elle possède le flux financier. Cette caste est sur-représentée dans les grandes villes.

Tout cela nous fait penser à la promesse de Madame Pécresse qui veut que pour chaque euro investi dans les métropoles il y ait un euro investi dans les campagnes.

Le problème n’est pas en nombre d’euros. La création d’une école à Caen n’aura pas le même coût que dans mon village. C’est en termes d’infrastructure et non en termes d’argent qu’il faut raisonner. Car les coûts d’infrastructure en métropole ne sont pas les mêmes qu’en pleine campagne. C’est une fausse bonne idée en réalité de comparer ce qui n’est pas comparable numériquement. Aujourd’hui la seule vérité est l’axiome scientifique qui veut qu’un plus une égale deux. Cela illustre la limite de cette approche comptable et matérialiste.

Et que pensez-vous de la mesure du candidat Éric Zemmour d’offrir un chèque de 10 000 euros à chaque famille pour la naissance d’un enfant né en zone rurale ?

C’est une bonne idée si ça suit. Mais il faudrait mettre en place cette mesure seulement pour le troisième enfant et pas pour le premier si vous voulez avoir des enfants. Vous pouvez même imaginer une majoration si vous devez agrandir la maison ou si vous choisissez une voiture française, car avec trois enfants, vous êtes généralement obligés de changer de voiture. Mais il faut une réalité d’implantation pérenne dans le lieu. Ce ne doit pas être la personne qui loue une maison pendant 6 mois en zone rurale et qui déménage après avoir touché la prime. Et j’ajouterais qu’il faut que la naissance arrive au sein d’un couple stable pour que l’enfant profite des meilleures conditions malgré tout.

Pour rester sur le sujet de la présidentielle, un des thèmes majeurs de la campagne est celui de l’insécurité. Concerne-t-il aussi la France des campagnes ou est-ce un thème strictement urbain ?

Ça dépend un peu. Par exemple, Madame Pécresse, qui veut disperser les émigrés partout en France pour désengorger les banlieues, va sans doute nous apporter une certaine insécurité. Avec les médias, quand il y a quelqu’un qui est agressé dans les campagnes, cela fait du bruit. Mais objectivement, si vous vivez en dehors des grands axes et à plus de 50 km d’une grande ville (200 000 habitants), à part quelques vols et parfois des détériorations, aujourd’hui il n’y a pas d’insécurité. Il y a toujours eu des cambriolages. Mais on rencontrera surtout des problèmes d’incivilité, comme les dépôts sauvages d’ordures par exemple.

Face à la multiplication des procès contre le bruit des cloches, des animaux, le législateur, à la demande des petites communes, a inventé la notion de “patrimoine sensoriel des campagnes” (janvier 2021). Une telle mesure semble surréaliste. Qu’est-ce que cela dit de notre société ?

La loi n’a plus aucune valeur. Le législateur traite des choses qui relèvent du simple bon sens. Normalement, il ne devrait même pas y avoir matière à saisir la justice pour des cloches qui sonnent. On devrait même mettre des amendes à ces gens qui estent excessivement. En Angleterre c’est ce qui ce passe pour les personnes qui font trop souvent des procédures abusives. Il y a tout un domaine qui a été judiciarisé qui ne devrait pas l’être. Pour vous dire, à 2 km de chez moi, quelqu’un avait racheté le presbytère alors que les cloches de l’église étaient cassées. Puis, le maire les a fait réparer. Alors, le propriétaire s’est plaint au maire alors qu’il avait lui-même décidé de vivre dans un presbytère, donc à côté d’une église. Par conséquent, le maire a donc fait sonner ses cloches tous les quarts d’heure jusqu’à ce que le type se calme. Il a fini par comprendre que s’il voulait se faire accepter par le village, il devait se plier aux habitudes. Il n’a pas fait d’action en justice. Un corps sain devrait naturellement rejeter ce qui est malsain. La multiplication des procès de ce genre et le fait que l’État doive intervenir montrent donc que le corps social n’est plus sain. En réalité c’est un problème sociétal dont l’État ne devrait pas se mêler. Il y a une moralisation de la société ; on demande une moralité non plus adossée à la loi naturelle mais à la représentation nationale qui est une création artificielle. L’actualité nous montre que la loi démocratique n’a pas de limite. Et actuellement les gens sont hors sol, et la méconnaissance provoque la tension. Si vous ne connaissez pas la vie vraiment rurale, vous aurez ce genre de problème. Il faut donc leur donner les moyens de revivre par et sur ce sol pour le connaître, et on en revient au début de mes propos.

Un retour aux sources en quelques sortes ?

Oui, mais il ne faut pas imposer artificiellement une vie aux gens. Il faut qu’ils la découvrent par eux-même en y vivant quotidiennement. C’est comme une langue étrangère, il faut la pratiquer de manière naturelle. Et pour conclure, je dirai que quoi qu’on fasse, dans tout ce qu’on veut accomplir, il y a un mot à retenir : l’humilité. L’humilité c’est faire confiance aux gens, c’est regarder la nature, c’est voir ce qui a fonctionné et ce qui n’a pas fonctionné. Sans humilité, on n’arrive à rien.

Propos recueillis par Alban Smith et Hervé de Valous