“Nous ne sommes pas face à une guerre mondiale, mais face à une guerre mondialisée”

Jean-Baptiste Noé est docteur en histoire économique, rédacteur en chef de la revue de géopolitique Conflits et directeur d’Orbis Géopolitique, société qui accompagne les entreprises dans leurs enjeux géopolitiques. Il aborde avec les rédacteurs de La Fugue le sujet du conflit qui oppose depuis le mois de février la Russie et l’Ukraine.

Jean-Baptiste Noé

Le monde entier découvre les images des massacres qui se sont perpétrés dans plusieurs villes ukrainiennes. Ces massacres sont-ils des cas particuliers ou un mode d’action récurrent de l’armée russe ?

Les massacres de civils se retrouvent dans toutes les guerres. Sur ce point, la situation ukrainienne n’a rien d’original. Le public est en train de redécouvrir ce qu’est la guerre, avec les drames qu’elle comporte. Dans une guerre, les civils sont toujours les victimes principales, surtout dans les combats urbains. C’est ce qu’on a eu en Irak, en Syrie, au Yémen, en Éthiopie… C’est un des problèmes de nos commentateurs qui sont incapables de mettre la guerre en perspective. Quand on la compare avec d’autres conflits, on se rend compte que ce n’est pas une guerre plus meurtrière que les autres, comparée à la guerre syrienne, elle l’est même un peu moins.

Nous avons les yeux rivés sur l’Ukraine mais il existe pourtant d’autres conflits sanglants à l’heure actuelle. Comment l’expliquez-vous ?

Si la guerre en Ukraine nous touche plus que d’autres, c’est d’abord parce qu’elle est géographiquement plus proche de nous. Nous sommes marqués par le fait qu’une guerre se déroule en Europe. Il y a donc une attente du public pour avoir des informations et un traitement médiatique du conflit. C’est un rapport entre l’offre et la demande. On pense souvent que ce sont les médias qui influencent les lecteurs. Mais cela  est plus complexe : les lecteurs influencent les médias par l’attente qui est la leur et l’offre doit s’adapter à leur demande. Dans notre revue par exemple, on voit que les articles sur la guerre en Ukraine sont beaucoup plus lus que les autres. Nous devons répondre à cette demande du lectorat en lui fournissant les analyses qu’il attend.

Entre alors en piste un second phénomène médiatique : celui du mimétisme. Un média va parler de la guerre parce que les autres en parlent. On arrive donc à une saturation médiatique sur un seul sujet. Saturation qui peut disparaître du jour au lendemain si un autre sujet capte l’actualité.

Cette focalisation médiatique a-t-elle aussi un lien avec l’ampleur du conflit ? Car depuis 2014, des opérations militaires se déroulaient au Donbass et la couverture médiatique n’était pas la même.

Il y a bien sûr l’ampleur du conflit, mais aussi le fait que la Russie est l’ennemi idéal. Cette guerre conforte le camp « otanien » et occidental en plaçant Poutine comme l’ennemi parfait. Il est vrai également que cela faisait longtemps que nous n’avions pas vu une guerre de haute intensité sur le sol européen. Beaucoup de gens ont dit que c’était la première guerre en Europe depuis 1945, ce qui n’est pas vrai. Entre les guerres en Yougoslavie et les guerres régionales en Irlande du Nord et au Pays basque espagnol, l’Europe a connu plusieurs conflits depuis 1945. 

Le désarmement européen a beaucoup été fustigé, mais le maintien d’un équilibre et de la paix au sein de l’UE ne montrent-t-ils pas sa réussite malgré tout ?

Il y a deux grilles de lecture possibles qui ne sont pas totalement contradictoires. La première est de dire que l’UE a réussi à maintenir la paix intérieure qui fait que nous n’avons plus besoin d’être armés. La deuxième grille de lecture est le fait que les armées européennes ne sont plus utiles car nous avons l’OTAN. Les Européens ont sous-traité leur défense par le moyen de l’OTAN et donc des États-Unis. Et comme l’ennemi ne sera pas intérieur mais extérieur, l’OTAN interviendra donc nous n’avons plus besoin d’avoir une armée. 

Le positionnement des pays du monde entier est-il lié à cette interdépendance économique ou y a-t-il également des raisons idéologiques ?

Non c’est vraiment dû à cette interdépendance. Quand le prix du blé et du gaz augmente, tout le monde est concerné.

Et ces sanctions ont-elles eu une influence sur la politique de Poutine et sa conduite de guerre ?

Non, aucune. Et cela n’est pas étonnant car les sanctions n’ont jamais fonctionné. Elles reposent sur un faux postulat qui est de penser que les pauvres font la révolution. Il consiste à dire que si vous sanctionnez un pays, cela va l’appauvrir, et les pauvres vont renverser le régime, ou le contraindre à cesser sa politique. Ce schéma marxiste ne marche jamais. Ce sont les bourgeois cultivés et qui ont le ventre plein qui font la révolution. Ensuite, aucune sanction économique n’a jamais fonctionné dans l’Histoire. Que ce soit Cuba ou l’Iran au XXème siècle, ou encore le blocus de l’Angleterre réalisé par Napoléon au XIXème siècle, tous ont été un échec. Voire parfois cela renforce les régimes en place, comme cela peut se voir en Syrie avec Assad.

Que savons-nous de l’opinion russe ? Soutient-elle Poutine ? Une inimitié n’est-elle pas en train de naître entre la population russe et les Occidentaux ?

Il n’y a pas de sondage d’opinion en Russie donc c’est assez difficile de le savoir. Les Russes ne sont pas directement concernés par ce conflit qui ne se déroule pas sur leur territoire. Les problèmes économiques concernent plus les oligarques que la population qui a toujours été habituée à vivre chichement. Donc pour l’instant il n’y a pas de conséquence majeure sur l’économie. De plus, il y a toujours le phénomène d’union nationale relatif à une guerre.

On a souvent pu lire dans les médias que l’armée russe piétinait, qu’elle n’obtenait pas les buts de guerre. Les buts de guerre ont-ils donc changé ?

Le problème est que nous ne connaissons pas les buts de guerre russes. Sauf depuis la mi-avril où les Russes ont déclaré se concentrer sur le Donbass et l’Est. Et aujourd’hui, globalement ils contrôlent cette zone et celle qui longe la mer d’Azov jusqu’à Marioupol. Donc oui, pour le moment ils obtiennent globalement ce qu’ils voulaient. Zelensky a déclaré être prêt à négocier et à admettre que son pays ne rentrera jamais dans l’OTAN et à céder le Donbass. Certes l’Ukraine n’est pas entièrement occupée, mais elle perd de vastes espaces, un accès à la mer et son indépendance.

Donc, selon vous, la guerre pourrait se terminer sur ce statu quo qu’a toujours revendiqué Poutine, à savoir l’indépendance des territoires séparatistes et la non intégration de l’Ukraine dans l’OTAN ?

Complètement, c’est une guerre pour rien : les Russes vont obtenir avec cette guerre ce qu’ils avaient avec les accords de Minsk. Le plus gros sujet va être de savoir comment on va faire respecter ces nouveaux accords. Dans les accords de Minsk c’était la France et l’Allemagne qui étaient chargées des applications, mais leur prise de position en faveur des Ukrainiens les a discrédités aux yeux des Russes. Il faut trouver une puissance neutre, peut-être la Turquie.

En parlant de sortie de guerre, nous entendons beaucoup que la Russie souhaite la finir avant le 9 mai. Pensez-vous que cela soit crédible et que c’est la meilleure sortie envisageable pour Poutine ?

En effet, ça serait une date symbolique très forte [anniversaire de la capitulation de l’Allemagne nazie, NDLR]. De plus, cela fait maintenant deux mois que l’offensive a été déclenchée. Il serait bon que Poutine ne dépasse pas les trois mois s’il veut présenter cela comme une victoire.

Comment juger la politique du président Zelensky, notamment les choix qu’il fait dans la guerre et pour les négociations ?

Il a très bien mené la guerre du point de vue médiatique. Voyant qu’il ne gagnerait pas la guerre militaire, il a tout misé sur la guerre de l’opinion et de l’influence. Maîtrisant très bien les codes relationnels, du théâtre et du cinéma, il s’est très bien débrouillé. Il avait un rôle à jouer et il l’a très bien joué. Mais son pays est tout de même occupé et il perd la guerre. Que fera-t-il une fois que la guerre sera terminée ? Il y a trois enjeux pour la fin de la guerre. D’abord, comment réintégrer la Russie dans la communauté internationale ? Ensuite la question des armes ; où vont aller toutes les armes qui circulent en Ukraine ? Il y a deux solutions qui ne s’excluent pas : soit elles vont servir à des factions rivales de Zelensky pour chercher à prendre le pouvoir, soit elles vont se retrouver en Europe occidentale aux mains du grand banditisme et des cartels de la drogue. Enfin, le troisième enjeu, c’est la reconstruction de l’Ukraine. Il y aura une sorte de plan Marshall européen qui fera surgir de l’argent magique en Ukraine. Mais des Ukrainiens plus crapuleux que les autres vont rafler cet argent public et s’enrichir au détriment des autres. Cela va être une machine à fabriquer de la corruption, du détournement d’argent et donc de la pauvreté. On a eu le même problème au Liban dans les années 1980. Il va donc falloir que la reconstruction de l’Ukraine ne soit pas celle des systèmes crapuleux et mafieux. Malheureusement personne n’y pense encore.

En définitive, quelle conclusion tireriez-vous de cette guerre ?

La première conclusion est de voir que les Européens n’ont pas été capables d’assurer la paix après 2014 et c’est pour cela que la situation a pourri. On est passé brusquement d’une situation de guerre de basse intensité à celle d’une guerre de haute intensité. Le conflit larvé au Donbass a gangrené toute la région. Il ne faut jamais laisser pourrir un conflit, mais il faut le régler le plus rapidement possible. Le deuxième élément est le grand retour du nucléaire. À la fois le nucléaire civil avec les sanctions et le nucléaire militaire avec la menace des essais russes. En France, Macron a fait une volte-face au sujet du nucléaire civil. En ce qui concerne le nucléaire militaire, on voit que l’Ukraine a renoncé à son arsenal en 1991, son invasion en 2022 en est une conséquence car on imagine mal la Russie attaquer une puissance nucléaire. C’est donc la preuve que la dissuasion fonctionne. Cela va renforcer la Corée du Nord et l’Iran dans leur volonté d’avoir l’arme nucléaire, et cela doit renforcer la France dans sa détermination de conserver et moderniser son arsenal. Toutes les théories de la dissuasion nucléaire ont été validées par ce conflit.

Propos recueillis par Hervé de Valous et Emmanuel Hanappier