La peine qui n’existait pas

Le dernier siècle de l’Ancien Régime a connu d’intenses débats autour du système judiciaire, ce qui a alimenté les fantasmes les plus fous. Ils ont conduit à l’érection d’un symbole mondialement connu d’un système carcéral cruel au service d’un arbitraire omnipotent : le masque de fer.

Le masque de fer

Le XVIIème et surtout le XVIIIème siècle français sont marqués par de plus en plus de débats autour de la procédure criminelle et des peines judiciaires voulues et organisées par le Code Louis de 1665 et par l’Ordonnance royale de 1670. Si les premières critiques du système judiciaire viennent de Montesquieu, c’est un Milanais, Beccaria, qui lance véritablement le débat avec un livre intitulé Le traité des délits et des peines, publié d’abord en italien en 1764 puis traduit en français en 1765. L’auteur se rattache au courant des Lumières, convaincu que la philosophie, loin d’être un seul exercice spéculatif, doit être une force agissante dans les sociétés. Son livre se doit d’être, comme il le souligne dès l’introduction, « la voix du défenseur de l’humanité » contre la « cruauté des tribunaux ». Ce livre est en réalité un essai philosophique plus qu’un traité juridique. En effet, l’auteur ne cite jamais aucun droit national de manière précise, et se contente d’un discours général, valable pour toute l’Europe. Ainsi, Beccaria s’insurge contre le fait qu’en France, les accusés, avant même la fin de procédure criminelle, puissent être enfermés sur simple décision du magistrat. Pour lui, cela revient à appliquer une peine avant la sentence finale du tribunal. Or la conception judiciaire française de l’époque ne voit pas l’emprisonnement comme une peine mais comme une précaution. Les peines d’enfermement sont rares et sont considérées comme des peines par défaut. Elles ont lieu dans des maisons de force – souvent des forteresses royales voire des institutions religieuses – jamais dans des prisons à proprement parler.

Cesare Beccaria (1738-1794)

La prison : l’exception qui confirme la règle

La peine de prison, aussi rare qu’elle soit sous l’Ancien Régime, est très souvent appliquée dans le cadre des lettres de cachet. Les hommes du temps distinguent d’ailleurs le grand cachet du petit cachet. Le premier est une décision royale, souvent motivée par des raisons politiques. Des personnalités comme Nicolas Fouquet ou Voltaire en font les frais. Le petit cachet est la requête d’un particulier pour faire enfermer une personne pour divers motifs, comme la folie, le mariage inégal ou encore le libertinage qui conduit au scandale public, ce qui, sous l’Ancien Régime, peut conduire à des peines. De 1741 à 1775, vingt mille de ces lettres de petit ou de grand cachet sont envoyées mais sont loin d’être toutes suivies d’effet : l’administration royale répugnant de plus en plus à accorder de telles lettres pour les particuliers. Mais, à la faveur de la critique du système judiciaire opérée par Beccaria, et dans un contexte de remise en question de la monarchie telle qu’elle est alors, de nombreux philosophes français s’insurgent contre les lettres de cachet et contre l’enfermement comme prérogative royale. Mirabeau ira jusqu’à dire qu’il y voit « l’arme la plus sûre du pouvoir arbitraire ». Si exceptionnelles qu’étaient les peines d’enfermement, les philosophes y voyaient la partie immergée d’un système arbitraire quasi total. L’exceptionnel devenait systémique.
À toute cause il faut un symbole, et ce symbole, c’est Voltaire qui allait le trouver en faisant d’un prisonnier mystérieux, l’image même de la victime de l’arbitraire royale. Tout commence en 1703, quand meurt un prisonnier à la Bastille, dans le plus parfait anonymat. Il était arrivé dans cette forteresse royale en 1698, avec le nouveau gouverneur des lieux : Bénigne Dauvergne de Saint-Mars. Ce gouverneur, anciennement responsable des places de Pignerol et de l’île Sainte-Marguerite, aurait déjà eu sous sa responsabilité ce mystérieux personnage dans ces mêmes places fortes. Même si les prisonniers d’État exercent une certaine fascination sur le public dès le XVIIème siècle, rien ne laisse entrevoir que celui-ci puisse connaître une postérité sans précédent, au point de devenir un des prisonniers les plus célèbres de France.

Vue de la Bastille par Jacques Rigaud, ©RMN/GP

Du velours aux fers

Le prisonnier inconnu refait surface en 1745 quand sont publiés les Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la Perse, où il est dit que Louis XIV aurait simulé la mort d’un de ses bâtards, le comte de Vermandois, et l’aurait fait enfermé en raison de son homosexualité, lui imposant le port d’un masque de velours lors de ses déplacements. En 1751, Voltaire reprend à son compte cette histoire dans son Siècle de Louis XIV, en changeant seulement la matière du masque qui, de velours, se transforme en fer. D’autres détails sont rajoutés dans la réédition de 1752, comme la grande déférence qu’aurait le gouverneur envers cet homme, ainsi que dans le Supplément au Siècle de Louis XIV. Tous ces détails, sans jamais évoquer aucun nom, laissent libre cours à l’imagination du public qui s’enflamme pour cette énigme. Chacun y va de son hypothèse jusqu’à ce que Voltaire suggère lui-même dans les Questions sur l’Encyclopédie, qu’il s’agirait en réalité d’un frère bâtard de Louis XIV, d’où la grande nécessité de cacher son visage pour que personne ne puisse trouver une ressemblance entre le prisonnier et le visage du Roi, connu de tous par la monnaie. Cette histoire est immédiatement popularisée ; Louis XVI et Marie-Antoinette s’en seraient même préoccupés.
En réalité, l’identité du masque de fer importe peu. Pour les philosophes et les personnalités dites “éclairées“, l’important réside ailleurs. Selon Monique Cotteret, pour eux, « si la victime n’est plus, d’autres, qui lui ressemblent, souffrent encore de la même tyrannie » (La Bastille à prendre, 1986) et il s’agit donc de changer cela. L’imaginaire autour du masque de fer, renvoyant à la torture, à la déshumanisation, au lointain Moyen Âge barbare du fait de sa similitude avec les heaumes des chevaliers de jadis, suscite l’empathie, l’effroi et, partant, l’indignation. Pour les philosophes, il s’agit bien d’une pratique inhumaine en usage dans la Bastille, monument érigé dans les âges obscurs. Il n’en faut donc pas plus pour que le masque de fer soit associé à cette forteresse et que celle-ci devienne, à son tour, un symbole de l’arbitraire. Monique Cotteret affirme d’ailleurs que « lorsque les Parisiens s’emparent de la forteresse, nul doute qu’ils ne pensent venger le Masque de fer ». Malheureusement, le 14 juillet 1789, quand les révolutionnaires parisiens brisent les verrous de cette «Perse au cœur de Paris», ils peuvent rendre la liberté à quatre faussaires, deux fous et un noble incestueux. Déçus du manque d’inventivité de l’arbitraire royal, les révolutionnaires ne pouvaient que se réjouir d’avoir abattu un des symboles les plus connus de l’enfermement, cette peine qui, d’un point de vue judiciaire et légal, n’avait jamais existé sous l’Ancien Régime.