Les canards de Félix Fénéon

Presse et littérature entretiennent depuis le XIXème siècle un rapport complexe. En 1906, Félix Fénéon expérimente cette relation ambiguë en rédigeant les curiosités littéraires que forment ses Nouvelles en trois lignes.

Les canards de Félix Fénéon

En 1905, une nouvelle rubrique fait son apparition dans le quotidien parisien Le Matin : les « nouvelles en trois lignes », brèves limitées à 130 signes, sont un peu nos tweets avec un siècle d’avance. Elles rapportent des faits divers avec une concision extrême, et Félix Fénéon se prête à ce jeu stylistique en collaborant de manière anonyme à cette rubrique, de mai à novembre 1906. Le grand public redécouvre ses « nouvelles en trois lignes » en 1948, lorsque Flammarion consacre pour la première fois une édition à différentes Œuvres de Fénéon. S’il ne s’agit pas d’un chef-d’œuvre littéraire, ces « nouvelles en trois lignes » sont exemplaires dans la précision, la concision et le cynisme. Elles sont aussi pour nous l’occasion d’expérimenter les tensions à l’œuvre dans l’exercice stylistique d’une brève journalistique, et elles offrent l’opportunité de réfléchir d’un point de vue structurel sur le fait divers.

L’esthétique du fait divers

Félix Fénéon, dans ses « nouvelles en trois lignes », manie le fait divers entre événement et information. Critique d’art, collectionneur et journaliste, Fénéon est également amateur de lettres, et il côtoie les poètes les plus avant-gardistes comme Paul Valéry, Jules Laforgue, Guillaume Apollinaire et Louis Aragon. Quand en 1906 il collabore au quotidien Le Matin, il s’adonne à un exercice de style qui réside, comme l’explique Jean-Pierre Bertrand, « dans l’hybridation de deux codes, celui du journaliste et celui de l’écrivain. Au chroniqueur, il emprunte la rapidité, la brièveté et l’enchaînement causal du langage de la notation, aussi transparent que possible. Au poète, il emprunte une attention plus réflexive sur les vertus langagières dont il fait apparaître les propres ressorts ironiques et la part de lucidité. »

Cette esthétique rigoureuse repose aussi sur une triple contrainte : la contrainte du genre de la brève (formulation lapidaire), la contrainte sémantique de son contenu (le fait divers) et la contrainte syntaxique ou formelle (brièveté). Félix Fénéon effectue ainsi un travail technique sur la nature de l’information journalistique dans ce qu’elle a à la fois de plus matériel et de plus signifiant. Cet exercice littéraire, qui explore la fécondité littéraire dans la contrainte, s’épanouit au milieu du XXème siècle avec Raymond Queneau et Georges Perec : leur mouvement nommé Ouvroir de littérature potentielle (Oulipo) verra dans les jeux d’écriture un moyen de moderniser le style et de découvrir les nouvelles potentialités du langage.

Les Nouvelles en trois lignes en troisième page du quotidien Le Matin ©Gallica
Les Nouvelles en trois lignes en troisième page du quotidien Le Matin ©Gallica

Rire jaune ou rire noir

Les agencements propres des « nouvelles en trois lignes » ont pour effet d’orienter le texte vers une chute qui le charge d’une dimension comique. Dans les « nouvelles en trois lignes », la brièveté opère un désamorçage des accents tragiques et leur attribue une dimension farcesque. En outre, le plaisir du texte réside dans la structure fermée qu’il présente : cette individualité de l’énoncé lui donne une dimension de “texte intégral” qui en favorise la consommation autonome. Prenons quelques exemples : Monsieur Colombe, de Rouen, s’est tué d’une balle hier. Sa femme lui en avait tiré trois en mars, et leur divorce était proche. Dans ce fait divers, la concision n’est pas le seul vecteur du comique : au-delà de l’information dans ce qu’elle a d’exceptionnel, c’est l’effet de bascule donné par la fin du texte qui renverse l’énoncé et produit le rire. Autre exemple : En se le grattant avec un revolver à détente trop douce, M. Ed. B… s’est enlevé le bout du nez au commissariat Vivienne. La brièveté crée un effet de miroir grossissant : le “bout du nez” prend, de par la concision du texte, un relief particulier. Dans cette autre nouvelle, un divertissement bourgeois devient le cadre d’un accident : Monsieur Abel Bonnard, de Villeneuve-Saint-Georges, qui jouait au billard, s’est crevé l’œil gauche en tombant sur sa queue. Ici, la précision d’état-civil (nom et lieu d’origine) participe de l’esthétique du fait divers et ajoute encore au comique du récit : ces formules conventionnelles créent un effet de bizarrerie cocasse et donnent à voir le monde à travers un flegme imperturbable qui souligne sa loufoquerie.

Un exemple de la fascination pour le fait divers : les Unes du Petit Journal, supplément illustré
Un exemple de la fascination pour le fait divers : les Unes du Petit Journal, supplément illustré

La banalité du mal

Le sérialité des nouvelles, enfin, introduit un comique de répétition ; ce que la narration a d’ostensiblement bref est compensé par la succession des récits, voire la pléthore. La publication des faits divers en série aboutit à une sorte d’inventaire lymphatique de la catastrophe. Outre le comique qui naît de la succession, cette sérialité participe d’une philosophie propre à cette esthétique du fait divers : se succédant sans répit, les récits brefs finissent par donner l’impression que le réel n’est qu’une succession d’atrocités, de meurtres, d’accidents, d’agressions, de hasards le plus souvent malheureux. Le Dunkerquois Scheid a tiré trois fois sur sa femme. Comme il la manquait toujours, il visa sa belle-mère : le coup porta. Ou encore : Raoul G… d’Ivry, rentra à l’improviste, mari indélicat, et perça de son couteau sa femme, qui s’ébattait aux bras d’un ami. Dans ces nouvelles, le passé-simple accentue la brutalité de cette succession de causes et de conséquences.

Portrait de Félix Fénéon par Paul Signac (1890)
Portrait de Félix Fénéon par Paul Signac (1890)

Ce rapport très étroit de causes et de conséquences dans le même texte fait la tension fondatrice du fait divers et de la “nouvelle”. Le passé simple présente aussi la propriété linguistique de représenter une action achevée et par là de manifester une certaine fatalité des événements.

Ces « nouvelles en trois lignes » se caractérisent par un goût assez prononcé de l’extraordinaire, voire du sordide : cette observation porte à interroger la consommation du fait-divers au prisme de l’appétit du public pour le macabre. Ces faits divers sont rapportés par Félix Fénéon avec un laconisme ostensible qui ne laisse place à aucun raisonnement. La froideur du ton et la brièveté du style produisent une ironie désenchantée : amputé de toute notation subjective et donné à lire dans le cadre de la sérialité, l’énoncé du fait-divers fait ressortir la terrible « banalité du mal », pour reprendre le concept développé par Hannah Arendt. Le fait divers, en tant que donnée brute et art de masse, apparaît chez Fénéon comme le moyen de représenter l’ambiguïté du quotidien dans ce qu’il a de cruel, d’exceptionnel et, en même temps, de terriblement commun.