Les animaux, des « êtres ayant leurs propres besoins, leur propre individualité et leurs groupes sociaux »

L’association L214, fondée en 2008, est la figure de proue de la cause animaliste. Elle a acquis sa renommée et son statut de lanceur d’alerte en révélant au grand jour les conditions de vie des animaux dans les abattoirs. Brigitte Gothière, fondatrice de l’association, accorde au journal La Fugue un entretien exclusif et passionnant.

Brigitte Gothière

Pouvez-vous nous présenter l’association L214 en quelques mots ?

L214 est une association de défense des animaux : nous considérons qu’ils sont des êtres doués de sensibilité, au sens large : les animaux humains et non humains [les hommes et les animaux, NDLR]. Nous concentrons d’abord nos efforts sur ceux qui souffrent en plus grand nombre et en plus grande intensité, c’est-à-dire surtout ceux qui sont voués à la consommation alimentaire. Forte de 50 000 membres, notre association s’adresse au grand public, aux pouvoirs publics et aux entreprises : nous encourageons les entreprises et les politiques à faire reculer les pires pratiques et à encourager une consommation différente, plutôt axée sur le végétal. Nos actions prennent la forme d’enquêtes filmées – qui font la réputation de notre association – mais nous essayons aussi d’apporter des solutions aux problèmes que nous dénonçons.

Les problèmes posés par l’élevage en France constituent-ils votre combat prioritaire ?

Oui, nous considérons que c’est l’enjeu le plus urgent car les animaux destinés à la consommation alimentaire représentent 99% des animaux exploités et tués par l’homme, en incluant les poissons. On tue plus de mille milliards d’animaux par an dans le monde. En France, c’est 1,1 milliard d’animaux terrestres par an. Même si tout le monde mange aujourd’hui de la viande, la société s’interroge quand même sur la manière dont on élève et abat les animaux.

Pouvez-vous nous parler de vos différents modes d’action ? Pourquoi l’illégalité ?

Effectivement, nous nous inscrivons dans un mouvement de désobéissance civile pour montrer ce que les industriels refusent de montrer. Jean-Paul Bigard [PDG du groupe agroalimentaire Bigard, NDLR] est bien conscient, comme il l’a dit en 2016 devant la commission d’enquête parlementaire provoquée par les images que nous avons montrées, qu’aucune image ne doit sortir des abattoirs afin de mettre une distance avec le consommateur. Il y a donc d’un côté ces enquêtes pour lesquelles nous encourons des sanctions qui sont toujours plus fortes. Mais il y a aussi beaucoup d’outils qui ont été développés pour les citoyennes et les citoyens afin d’interagir avec les politiques et les entreprises et encourager des avancées. Il y a également un réseau de 50 groupes locaux qui proposent des actions dans les villes pour aller à la rencontre du public, des entreprises, des politiques. Nous avons ainsi tout un département éducation qui propose des outils pour les plus jeunes, et un réseau de 50 groupes locaux qui proposent des actions dans les villes pour aller à la rencontre du public, des entreprises, des politiques.

Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas une adhésion plus large au combat de L214 alors que vos images choquent quiconque les visionne ?

C’est une bonne question. Il y a deux choses. Il y a d’abord un consensus sur les conditions inacceptables d’élevage d’un certain nombre d’animaux qui mène à une dénonciation générale de l’élevage intensif, c’est-à-dire arrêter d’élever des animaux sans qu’ils aient accès à l’extérieur. Je crois qu’un consensus apparaît également sur notre surconsommation de viande. Mais le pas suivant est plus difficile : celui d’arrêter totalement de tuer des animaux pour les manger alors qu’on n’en a pas besoin. Je crois que cela achoppe ici.

Il vous est souvent reproché la dimension idéologique de votre combat qui dépasse la simple éthique qui veut qu’on prenne soin des animaux. Est-ce cette part d’idéologie qui vous empêche de toucher davantage de personnes ?

Non je ne suis pas d’accord : rien n’empêche les personnes qui fuient notre combat idéologique de s’engager pour de meilleures conditions d’élevage, mais il se trouve qu’elles ne s’engagent pas du tout. Il existait des associations qui défendaient le fait d’élever des animaux dans des conditions moins pires et de les tuer de manière plus décente, sans pour autant remettre en cause la consommation de viande dans un but antispéciste. Mais ces associations “welfaristes” ont prêché dans le désert.

Dénoncez-vous les excès qui peuvent émerger de votre action militante (nous pensons aux agressions de certains bouchers ou à la détérioration de certaines boutiques) ?

Comme tout mouvement porteur de revendications, il y a des militants qui prennent très à cœur la cause et, quelquefois, une forme de désespoir s’installe et peut conduire à des actes qui décrédibilisent la cause. Nous nous opposons à tous ces actes sur les boucheries. Des militants séparent quelquefois le Bien et le Mal de manière manichéenne alors que la situation est plus complexe. Nous cherchons à sortir de ce problème par le haut, sans agressivité et sans haine. Aujourd’hui, je crois que notre combat est mieux entendu par l’ensemble de la société, donc les choses sont un peu différentes.

Quand on prend l’article L214-1 du code rural, on voit qu’il évoque uniquement « les impératifs biologiques de son espèce ». N’allez-vous pas au-delà de ces impératifs ?

Nous avons tiré notre nom de l’article L214 du code rural car il évoquait la question animale et que c’est en 1976 qu’on reconnaissait pour la première fois que les animaux étaient des êtres sensibles. Et donc, nous nous sommes dit que c’était un premier pas vers l’abolition de l’élevage animal si cet article était appliqué. Maintenant nous allons au-delà. Ainsi, la seule notion de propriété des animaux nous déplaît : nous ne sommes pas propriétaires d’animaux au même titre que nous ne sommes pas propriétaires des enfants que nous avons. Depuis 1976, de nombreuses études montrent que ces animaux sont conscients, qu’il existe des cultures animales, etc. Mais ceci sans conséquence sur notre pratique séculaire : nous continuons à les manger. Vous savez, cela a été dur aussi de remettre en question le fait de manger des êtres humains dans certaines sociétés cannibales. Il y avait un cannibalisme de gourmandise : on mangeait d’autres hommes non pas parce que nous en avions besoin mais parce que c’était bon. Aujourd’hui nous en sommes encore là. Nous mangeons de la viande parce que c’est bon alors que nous savons compenser nutritivement.

Quelle place voulez-vous que l’homme donne à l’animal ?

Une place juste. Aujourd’hui les animaux sont considérés par les hommes comme étant une ressource à leur disposition (nourriture, loisir, matériel de laboratoire, etc). Nous avons un rapport d’utilité avec les animaux, ainsi nous ne les considérons pas comme des êtres ayant leurs propres besoins, leur propre individualité et leurs groupes sociaux. Par exemple, nous refusons de parler chez eux de culture, alors qu’il existe des cultures animales. Nous refusons aussi de parler d’intelligence alors que nous savons aujourd’hui qu’ils ont au minimum des sensations et des émotions. La déclaration de Cambridge de 2012 a montré qu’ils avaient une conscience. Donc leur juste place serait comme cohabitant de la planète, à nos côtés.

Pour ce qui est de la chasse, cette pratique est-elle foncièrement mauvaise ou doit-elle plutôt être davantage réglementée ?

Aujourd’hui la chasse est une activité de loisir. Elle n’est en rien nécessaire, on tue pour le plaisir. Pour ce qui est de l’argument de la régulation, si on arrêtait d’agrainer les sangliers ou de les élever dans des parcs, peut-être qu’il n’y aurait pas de problème de surpopulation. Et l’interdiction de la chasse n’aurait pas de grandes conséquences sans arrêter en parallèle l’agrainage et toute autre activité qui finalement favorise les dégâts sur les cultures par la surpopulation. Il existe d’autres solutions pour réguler les populations animales et protéger les cultures. Il y aurait un partage du territoire à faire par exemple, car, oui, les animaux aussi habitent sur Terre.

Pourquoi faudrait-il remettre en cause ce mode de production qui se fonde sur le métier d’agriculteurs et d’éleveurs soucieux de la nature et des animaux ?

Il faut remettre en question ce mode de production car il n’y a pas de respect : nous parlons de respect des animaux alors que nous les tuons pour nous en nourrir et que nous n’en avons pas besoin. Je reste persuadée qu’il existe des modes de cohabitation où nous y gagnons tous et toutes. Mais cela implique aussi de changer notre agriculture qui se base beaucoup aujourd’hui sur des intrants d’animaux. Il faut arriver à une agriculture qui soit végane. A la fois ça peut paraître comme un bouleversement de la façon que nous avions de produire de la nourriture, et à la fois ce n’en est pas un puisque nous savons le faire autrement et que cela ne pose pas de difficulté majeure, sauf de volonté politique.

Il y a, en fait, le besoin d’une vraie remise en question de notre rapport aux animaux et de notre sphère de considération morale. Aujourd’hui, dans cette sphère, il y a tous les êtres humains ; et tout le monde n’y est pas égal, il y a déjà du travail dans notre sphère intra-humaine. Nous, nous proposons d’étendre cette sphère de considération morale aux autres animaux. Ça ne veut pas dire l’égalité au sens strict, mais donner les mêmes droits aux hommes et aux animaux. C’est l’égalité dans la prise en compte des intérêts. Le droit de ne pas être tué, le droit de ne pas être torturé, par exemple. Mais étant donné que nous n’avons pas les mêmes besoins, ce n’est pas utile que nous ayons toujours les mêmes droits. Il va donc falloir se pencher au moins sur chaque espèce, et au sein d’une espèce il peut y avoir des différences notables entre chaque individu, pour prendre en considération leurs besoins.

Ce questionnement-là n’est pas juste celui de quelques antispécistes déconnectés : il y a beaucoup d’éleveurs qui ont déjà remis en question ces habitudes. Il y a notamment des éleveurs de chèvres qui ont mis leurs animaux en lactation continue et qui s’arrangent pour ne plus du tout en envoyer en abattoir.

Pensez-vous avoir eu une certaine influence sur les pratiques alimentaires des Français ? Et par exemple sur la question du foie gras, qui présente à la fois un enjeu économique et culturel ?

Le foie gras a été notre premier combat. Quand nous avions obtenu les premières images nous pensions que c’était gagné. Malheureusement, même si 6 Français sur 10 considèrent que c’est une pratique qui provoque des souffrances, il y en aura encore une quantité incroyable sur les tables de fin d’année. Par ailleurs, il ne s’agit pas vraiment d’une tradition, mais plutôt d’une opération marketing qui a très bien fonctionné, comme le père Noël de Coca-Cola.

Il y a en France une prise de conscience sociale et législative en faveur du bien-être animal : vivons-nous l’époque la plus bienveillante ?

Il faut rappeler que la question animale n’est pas neuve. Pythagore questionnait déjà la légitimité de tuer des animaux pour les manger parce que cela n’était pas nécessaire pour l’alimentation humaine, et il ne possédait pas toutes les études nutritionnelles que nous connaissons depuis. Épicure était végétarien ; si le plaisir de la table est porté par un végétarien, le mythe de la “bonne bouffe” autour de la viande s’écroule un peu. C’est donc une question qui a traversé les âges mais on n’a jamais autant maltraité et tué d’individus qu’aujourd’hui. Depuis la Seconde Guerre, l’élevage et la production de viande ont été modernisés et industrialisés, sans compter évidemment que nous sommes bien plus nombreux désormais. Notre consommation de viande a également explosé : en moyenne, elle s’élève à 80 kg de viande par personne et par an en France.

Estimez-vous que les derniers mandats présidentiels ont été bénéfiques pour la cause animale ?

Il y a eu quelques bricolettes. En 1974, l’article L214 par le président Giscard d’Estaing. En 2015, amendement Glavany qui inscrit dans le code civil que les animaux sont doués de sensibilité alors qu’ils n’étaient que dans le code rural jusqu’alors. Mais malgré tout, les associations prennent plus de pouvoir ou au moins sont plus écoutées. Cela a abouti au cours du dernier mandat à quelques propositions de loi, notamment celle sur les maltraitances animales, bien qu’elle évite les sujets de la chasse ou la corrida. Cela montre tout de même que la question animale est entendue alors qu’elle était un peu moquée et taxée de sensiblerie auparavant.

Propos recueillis par Hervé de Valous et Emmanuel Hanappier