« La conversion de l’agriculture conventionnelle au bio diminue la productivité de plus de 50%. »

Dans un entretien accordé en exclusivité au journal La Fugue, Bernard Piot, agriculteur en Champagne, revient sur les enjeux écologiques auxquels fait face l’agriculture française. Entre nécessité d’adopter des pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement et recherche de productivité et d’indépendance alimentaire, l’agriculture française se réinvente et fait parfois les frais de décisions idéologiques incohérentes.

Bernard Piot

Vous êtes agriculteur viticulteur et éleveur, pouvez-vous nous présenter votre activité ?

Je suis installé depuis 1985 dans un village du sud de la Champagne, à Lignol-le-Château. Mon exploitation familiale comporte un atelier d’élevage de moutons (le troupeau compte en ce moment 220 brebis), et une production de céréales (colza, blé, orge, tournesol). Nous avons aussi une activité viticole de production de raisin, de vinification et de commercialisation de champagne.

Qu’est-ce qu’un produit phytosanitaire et pour quelles raisons leur utilisation fait-elle l’objet de vifs débats aujourd’hui ? Pourriez-vous vous en passer ?

Comme son étymologie l’indique, un produit phytosanitaire est un produit qui a pour vocation de soigner les plantes. Il en existe trois grandes familles : les fongicides qui protègent les plantes des maladies cryptogamiques (c’est-à-dire causées par des champignons parasitaires, ndlr.), les herbicides qui éliminent les mauvaises herbes, et les insecticides qui tuent les insectes lorsqu’ils ravagent les cultures. J’utilise régulièrement ces produits qui sont en effet de plus en plus controversés. En réalité, il est impossible de s’en passer dans l’agriculture conventionnelle. Encore extrêmement minoritaire, seule l’agriculture biologique s’interdit l’utilisation de ces produits, par principe ou par idéologie. Il faut cependant savoir que d’une part ces traitements coûtent cher aux agriculteurs qui en utilisent donc le moins possible, et que d’autre part leur utilisation est très réglementée en fonction des saisons et des cycles de la nature. Par exemple, il est interdit d’appliquer des insecticides lorsque les abeilles butinent.

S’abstenir de ces outils est un bouleversement fondamental dans l’agriculture. Cela cause une importante baisse de productivité, ce qui ne peut se compenser que par une hausse des prix à la consommation, avec toutes les conséquences que cela comporte en termes d’accès à l’alimentation.

Existe-t-il un mode de production bio aussi productif que l’agriculture conventionnelle telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui par la majorité des agriculteurs européens ?

Non. Un agriculteur qui se convertit de l’agriculture conventionnelle au bio diminue sa productivité de plus de 50%, car l’agriculture biologique ne s’abstient pas seulement des produits phytosanitaires, elle se passe également des engrais de synthèse et n’a recours qu’aux engrais organiques moins concentrés en éléments fertilisants, ce qui détériore donc le rendement de ce type d’exploitation. Cela a des conséquences directes en termes de chiffre d’affaire pour l’agriculture. Si les denrées issues de l’agriculture biologique ne sont pas vendues au double des prix de l’agriculture conventionnelle, les agriculteurs bio ne peuvent pas s’en sortir.

Comment arbitrez-vous entre la nécessité de produire massivement pour être compétitif et la pression exercée par la progression des idées écologistes pour abandonner des pratiques efficaces mais moins respectueuses de l’environnement ?

Nous n’arbitrons pas, c’est la législation qui le fait pour nous.  Elle nous impose de plus en plus de contraintes environnementales dont un certain nombre sont justifiées. Les excès du passé légitiment à certains égards la réaction d’aujourd’hui. Concrètement, s’agissant des produits phytosanitaires, la mise sur le marché de nouvelles molécules devient encore plus compliquée qu’avant, alors même que l’homologation de chaque produit phytosanitaire faisait déjà l’objet de contrôles innombrables. D’autre part, on retire du marché de plus en plus de molécules en raison de la hausse des niveaux d’exigence en matière environnementale.  On a donc de moins en moins de moyens phytosanitaires pour mener notre agriculture conventionnelle. En termes de rendement, il y a tout de même certaines catastrophes. Par exemple, cette année les producteurs de betteraves ont été confrontés à une invasion de pucerons. Ils ont perdu 80% de la récolte car les insecticides efficaces contre les pucerons ont été interdits. De même, le colza est ravagé par des altises que nous n’avons pas le droit de traiter avec des produits phytosanitaires, ce qui a des conséquences catastrophiques sur le secteur : cette culture recule et des usines de production d’huile de colza risquent de fermer.  Si c’est au profit de l’huile de palme ou de l’huile de soja généralement issue d’OGM produits au Brésil ou aux Etats-Unis, ça ne vaut pas vraiment le coup. Néanmoins, la législation a le mérite de nous inciter à rechercher des solutions plus vertueuses. On ne peut pas nier que pendant des décennies la chimie a été une solution de facilité. 

Qu’est-ce que la technique du semis direct ? Pensez-vous qu’elle pourrait constituer une alternative crédible à l’agriculture biologique ?

Le semis direct c’est le principe de cultiver des plantes sans travailler le sol, même superficiellement. Donc on ne laboure pas. On se contente juste de semer. Mais derrière cette technique de semis direct il y a toute une agriculture dans laquelle je suis très engagé : c’est l’agriculture de conservation des sols, c’est-à-dire l’application de la permaculture aux céréales. L’idée est de gérer les sols en ayant en permanence une activité biologique sur la terre. Cela favorise la vie microbienne des sols et augmente leur fertilité. Cela fixe aussi des quantités très importantes de carbone dans la terre. En termes d’émission de carbone, cette façon de faire est plus performante que l’agriculture biologique, car comme cette dernière se prive de tout herbicide, elle a du mal à contrôler ses cultures et doit donc travailler énormément le sol : elle laboure, elle bine, elle herse… Or plus vous travaillez le sol, plus vous mettez d’oxygène dans la terre. Par la suite, l’oxygène se combine avec le carbone déjà présent dans le sol, et génère d’importantes émissions de CO2.

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est l’agribashing ? Vous en sentez-vous victime et si oui quelles réponses apportez-vous aux responsables de cette pratique ?

L’agribashing est une mode qui consiste à attaquer l’agriculture sous toutes ses facettes. Ce mouvement désordonné et pas toujours très cartésien pousse les gens à croire que tous les maux environnementaux trouvent leur source dans l’agriculture. On en est victime car l’agriculture est souvent attaquée dans la presse et sur les réseaux sociaux, ce qui nous atteint forcément. Mais ces critiques ne sont pas toujours très réalistes. La meilleure réponse à cette tendance est de reprendre en main la communication pour montrer au grand public ce que fait réellement l’agriculture. Quand on explique à la population comment on cultive nos vignes, comment on traite nos animaux dans nos bergeries ou encore ce qu’on réalise par l’agriculture de conservation, on désarme ces gens, souvent citadins et en réalité étrangers aux enjeux ruraux. Par ailleurs, certains politiques sont soumis à des pressions qui relèvent de l’agribashing et émanent de lobbys antiphytosanitaires et sans compétences agricoles. Ce sont des ayatollah de l’agriculture biologique qui prennent des décisions idéologiques et dramatiques pour l’agriculture. La France qui était un pays exportateur net en agro-alimentaire est aujourd’hui importateur. On est dépendant des Etats-Unis, et de l’Amérique du Sud, parce qu’on nous interdit la culture des OGM – peut-être à juste titre – alors qu’on laisse des millions de tonnes d’OGM rentrer en Europe par bateaux tous les ans. Il y a une incohérence fondamentale qui découle de ces prises de position politiques idéologiques inquiétantes et dévastatrices pour notre indépendance alimentaire.

Propos recueillis par Arthus Bonaguil.