« Il y a toujours un prix à payer quand on ose transgresser la doxa médiatique. »

Dans un entretien accordé en exclusivité au journal La Fugue, Geoffroy Lejeune, directeur de rédaction de Valeurs Actuelles s’exprime sur l’état de la liberté d’expression dans notre société.

Geoffroy Lejeune

Valeurs Actuelles est un journal fondé en 1966. Son positionnement politique est bien connu comme l’illustre la bio Twitter du compte du journal : “l’hebdo de la droite qui s’assume”. A 28 ans, Geoffroy Lejeune devient directeur de la rédaction du journal, rôle qu’il occupe maintenant depuis quatre ans. Il intervient aussi régulièrement à la télévision et à la radio. Ses cheveux longs et sa moustache lui donnent parfois des airs de Vercingétorix des temps modernes.

Quel est selon vous l’état de la liberté d’expression dans la presse actuellement ?

Nous vivons une période paradoxale qui glorifie la liberté d’expression et fait des odes à l’esprit Charlie que nous sommes censés célébrer depuis cinq ans, alors qu’en parallèle de cela, cette liberté d’expression est en train de se restreindre. Des exemples récents assez dramatiques ont relativement peu mobilisé la profession et l’opinion pour défendre les personnes menacées dans leur liberté d’expression. Nous sommes donc dans une tenaille où l’on parle tout le temps de la liberté d’expression alors qu’elle se rétrécit sous nos yeux sans émouvoir grand monde. 

Quel est en général le mode de financement des grands journaux en France, et n’est-il pas susceptible de menacer cette liberté d’expression en permettant la censure des propriétaires des grandes enseignes de presse ?

On me pose souvent cette question. Je pense qu’il est sain que le modèle de l’entreprise privée puisse s’appliquer dans les journaux : libre à chacun de partir si on ne lui laisse pas écrire ce qu’il veut. Un propriétaire de journal peut effectivement se séparer d’un directeur de journal s’il n’est pas satisfait de son travail, mais cela se passe en toute transparence. Il est possible à quiconque voulant faire entendre sa voix, de participer à la création d’un média pour trouver sa place dans l’univers médiatique. On n’a toujours pas trouvé de meilleur fonctionnement, et celui-ci permet encore l’exercice du pluralisme et de la liberté d’expression.

D’ailleurs, c’est dans le service public (où il n’y a donc pas d’actionnaires), que la liberté d’expression et le pluralisme sont les moins respectés. On a récemment entendu sur France Inter lors d’une émission consacrée aux médias, une journaliste demander au président du CSA pourquoi il n’était pas plus efficace dans sa lutte contre la banalisation du discours de droite dans des médias comme CNews. Alors que France Inter fait partie du service public financé par les impôts des Français, cette radio ne respecte absolument pas le pluralisme puisque presque tous les gens qui y ont pignon sur rue sont de gauche ou de centre-gauche, tandis qu’aucun ou très peu d’entre eux sont de droite. In fine, c’est sur le service public que l’idéologie et le sectarisme sont les plus présents. On aborde donc souvent le problème du financement des médias dans le mauvais sens.

Selon vous, quels sont les sujets sur lesquels la liberté d’expression est la plus menacée ?

C’est une question intéressante parce qu’il y a quelques années j’aurais répondu qu’il était très difficile de parler d’immigration ou d’islam. Mais ces dernières années le réel a été tellement violent sur ces questions-là, qu’il est devenu possible d’en parler sans être catalogué “méchant réactionnaire”. Cependant, il existe encore à mon sens trois grands domaines où la liberté d’expression est vraiment en péril et où l’on risque la mort sociale si l’on ne parle pas dans le sens du vent.

Le néo-féminisme est le premier de ces champs. Ce mouvement qui vise à l’indifférenciation des sexes, et à une lutte revancharde des femmes contre les hommes conduisant à la guerre des sexes, ne peut être critiqué sans risquer l’excommunication sociale.  Par ailleurs, les sujets liés à la mémoire (colonisation, esclavage, récit national) sont eux aussi concernés. L’écologie est le troisième domaine sensible : impossible de remettre en cause la doxa qui nous explique qu’il faut changer l’intégralité de nos modes de vie de toute urgence pour que la planète survive. Il est interdit de demander à ce qu’on commence par s’intéresser aux émissions chinoises de gaz à effet de serre.

Qui sont les personnes responsables du recul de la liberté d’expression sur ces sujets ?

C’est une mâchoire qui se referme : il y a d’un côté des minorités très actives qui ne représentent souvent qu’elles-mêmes mais qui sont très militantes et efficaces. Elles s’adressent à l’opinion en essayant de la sensibiliser. De l’autre côté, on peut accuser la lâcheté des acteurs institutionnels comme le CSA ou les grands médias qui épousent ces discours-là, de peur de fâcher les minorités actives souvent vindicatives et parfois violentes.  Par exemple, cela fait plus de quatre mille ans que l’homme chasse, et les années 2020 et suivantes seront probablement celles où l’homme va s’interdire à lui-même de chasser. C’est un renversement anthropologique majeur qui s’opère sous la pression de militants antispécistes violents ultra-excités, qui n’existaient pas il y a quinze ans, et qui sont aujourd’hui capables d’asperger des vitrines de bouchers de faux sang, et d’attaquer des éleveurs pour faire régner la terreur. Les politiques et les médias jouent leur jeu en pensant que cela flatte l’opinion. 

Le ton décomplexé des publications de Valeurs Actuelles, ou encore la présence quotidienne d’Éric Zemmour à une heure de grande écoute sur une chaîne d’information, ne sont-ils pas les signes que malgré tout, en France, la liberté d’expression se porte bien ?

Il faut bien voir qu’il y a toujours un prix à payer quand on ose transgresser la doxa médiatique. Valeurs Actuelles le paie par de vives polémiques, des attaques en justice et des menaces sur nos locaux. C’est encore pire pour Éric Zemmour qui passe son temps au tribunal, et qui a déjà été agressé dans la rue, ce qui l’oblige à être protégé. Le signe encourageant c’est que ce genre de discours transgressif obtient aujourd’hui un écho dans l’opinion et qu’il fédère un nombre croissant de gens de bonne volonté, qui se rendent compte qu’on ne peut pas rester les bras ballants devant ce qui se passe dans notre société.

Que pensez-vous de l’usage que Charlie Hebdo fait de la liberté d’expression notamment par ses caricatures des religions, qu’elles portent sur Mahomet, le Pape ou la Vierge Marie ?

Il ne faut pas faire abstraction du contexte : on parle d’une rédaction qui a assisté à l’assassinat d’une quinzaine de ses membres il y a cinq ans, à cause de ses caricatures sur l’islam. Je trouve cela compréhensible qu’ils les publient encore et même courageux quand on voit les risques auxquels ils s’exposent. Par ailleurs, on a le droit de trouver ces caricatures vulgaires, pas drôles, déplacées et inutiles. Mais cela ne peut justifier un attentat ou des menaces de mort. La liberté d’expression exige à la fois que Charlie Hebdo ait le droit de publier ces caricatures, et qu’on soit libre de les critiquer dans le cadre d’un débat.

Il y a un an, le président de la République Emmanuel Macron vous a accordé une interview exclusive. Avez-vous abordé avec lui les thématiques de la liberté d’expression dans notre société, ou encore du politiquement correct ? Comment jugeriez-vous son bilan sur ces sujets ?

Nous avons surtout parlé de l’aspect technique de l’immigration et de l’islam. Quant à son bilan, je suis mitigé. Lorsqu’il prend la parole pour rappeler les principes, il est plutôt cohérent, mais dans les faits il a laissé arriver au Parlement la loi Avia qui était une catastrophe (loi française adoptée en 2020 visant à lutter contre le contenu haineux sur Internet, quasi intégralement censurée par le Conseil constitutionnel. Ndlr).  Cette loi est scandaleuse dans ses motivations et ses dispositions. Les historiens s’amuseront beaucoup de voir que des députés ont cru bon de légiférer d’urgence contre la libération de la parole. Cette loi ouvre la porte à la création d’un système de censure incroyable, dont les réseaux sociaux sont les gardiens, alors qu’on se rend de plus en plus compte de leur volonté de manipuler l’opinion.

Quel est selon vous l’état de la liberté d’expression dans les universités françaises ?

Ce qui est intéressant avec l’université, c’est que c’est le poste avancé de ce qui nous attend puisqu’elle accueille en théorie la future élite de la nation. Elle est en réalité le laboratoire de ce que les gens qui sont censés nous diriger préparent. C’est probablement l’endroit où l’on censure le plus. C’est là que Finkielkraut est menacé lors d’une conférence (Sciences Po), et que Sylviane Agacinski ne peut pas s’exprimer car elle est jugée lesbophobe en raison de son opposition à la PMA (université Bordeaux-Montaigne). Pour ma part, je devais faire une conférence avec Charles Consigny à Sciences Po Lille avant d’être décommandé la veille de l’événement prévu, en raison d’une levée de boucliers de certains étudiants. Les masques tombent. Cela révèle que cette future élite qui s’instruit aujourd’hui et nous gouvernera probablement demain, est très à l’aise avec l’idée de la censure. Les universités sont souvent dirigées par des personnalités plutôt issues de la gauche ou carrément engagées à gauche. On constate donc qu’en réalité, dans notre pays, la censure et le sectarisme sont aujourd’hui les apanages de la gauche, alors que la droite se caractérise désormais par la volonté de confronter les idées au lieu de les censurer.

Êtes-vous optimiste pour l’avenir de la liberté d’expression en France ?

Ce que l’on voit n’incite pas à l’optimisme : la jeunesse est de plus en plus radicalisée et fermée, la société se disloque et les communautés ne s’écoutent plus et s’affrontent. Il y a un art de vivre à la française qui est en train de se perdre. L’art de la discussion animée, véhémente mais courtoise est en train de disparaître. Aujourd’hui les oppositions sont de plus en plus frontales et l’on cherche à faire taire ses opposants. Il existe encore des endroits où l’on peut débattre poliment mais il y en aura de moins en moins.

Interview menée par Arthus Bonaguil.