1914-1918, ou quand fraterniser signifiait trahir

Si “amitié” est communément synonyme de “fraternité”, ce dernier terme prend cependant un sens ambigu lors de la Grande Guerre puisqu’il se retrouve soudainement associé à la duplicité, à la déloyauté voire à l’intelligence avec l’ennemi. Comment ce concept a-t-il subitement bousculé les notions d’humanité, de patriotisme, et de rapport à la violence guerrière ?

Des figurants participent à une cérémonie pour commémorer le match de football de Noël 1914 à Comines-Warneton, le 11 décembre 2014. Philippe Huguen

On imagine aisément les enjeux idéologiques et historiographiques du sujet : le rapport du soldat à la violence guerrière, la capacité du patriotisme à entraîner des hommes appelés à se battre, la possibilité d’un engagement émotionnel et d’une quelconque « fraternisation » dans l’horreur des tranchées.

L’expérience parallèle de l’enfer des tranchées

S’il y a bien une évidence que la guerre de position, novatrice par sa forme, révèle, c’est que tous les soldats engagés, qu’importe leur nationalité, se ressemblent. Les écrits de poilus ne manquent pas de souligner le caractère dérisoire de l’affrontement, à quelques dizaines de mètres les uns des autres, de jeunes hommes du même âge, partageant la même foi, les mêmes aspirations ou la même profession. Tous endurent la boue, la saleté, la peur, la souffrance et la mort, autant de poids lourds à porter pour des hommes souvent très jeunes et loin de leur famille. Partis en août 1914 portés par une “ferme résignation” (selon l’expression de Stéphane Audoin-Rouzeau), et certains d’être revenus pour Noël, ils affrontent les premières défaites et l’enlisement du conflit. Les historiens de la Grande Guerre, tel Yves le Maner, rappellent que ces rudes périodes hivernales favorisent le processus de fraternisation. Aux frontières de la France, les poilus découvrent dans le froid et la boue qu’à quelques mètres d’eux d’autres hommes souffrent aussi. La proximité des tranchées joue alors un rôle crucial. Maigres, apeurés, épuisés, dubitatifs quant à cette guerre dont ils ne comprennent plus grand chose, ne se ressemblent-ils pas à travers ces barbelés qui les séparent ? En décembre 1915, sur le champ de bataille d’Arras, Louis Barthas raconte que les pluies incessantes ont eu raison, pour quelques jours, des discordes et comment, pour échapper à la noyade, Français et Allemands ont émergé des tranchées inondées. Il narre cet instant figé de la rencontre : “Français et Allemands se regardèrent, virent qu’ils étaient des hommes tous pareils.” [lettre du 13 décembre 1915]. Dans l’expérience commune de la détresse, ces hommes ne peuvent s’empêcher de s’identifier les uns aux autres et d’avoir, malgré leur patriotisme, de la compassion réciproque. Le soldat Camille Rouvière souligne quant à lui les efforts communs des frères ennemis pour lutter contre l’hiver : “Les « ennemis », tellement semblables ! […] voilà ce que nous sommes, eux et nous, sous le même uniforme : la boue ; contre un même ennemi : le cambouis glacé ; dans un même tourment : les poux ; un même crucifiement : par le canon.” [lettre de novembre 1915]. La proximité géographique dans les tranchées, la reconnaissance mutuelle des adversaires et la lassitude du combat ont probablement été les facteurs principaux de fraternisation dès les premiers mois de la guerre.

Une humanité improvisée

Cette « fraternisation » a toutefois pris des formes variées. Si les véritables échanges restent limités, les trêves tacites sont relativement fréquentes, notamment pour procéder à des rectifications de lignes ou à des consolidation de tranchées. De nombreuses lettres se réfèrent à ces accalmies qui permettent aux combattants de se ravitailler et de s’occuper d’autres tâches quotidiennes vitales. De plus, on sait que les soldats n’hésitent pas, quand ils le peuvent, à enterrer les corps de leurs ennemis, par respect de leur dignité. On peut se référer, pour qualifier ces bribes d’humanité au cœur du conflit, au concept élaboré par Tony Ashworth : « Le vivre et laisser vivre » (Trench Warfare). Les écrits de poilus mentionnent des bribes de phrases qui prouvent que des discussions ont eu lieu, tissant des liens improvisés entre ennemis. Il faut souligner à ce propos que la proximité linguistique et culturelle, en particulier entre Alsaciens et Allemands, facilite les premières communications. La foi joue elle aussi un rôle certain dans ces rapprochements. À l’approche de Noël 1914, le pape Benoît XV lui-même demande  aux belligérants de consentir à une trêve et, dans certaines tranchées, les soldats se sentent particulièrement en communion en cette période de l’Avent. Un Britannique, Graham Williams, raconte : « Les Allemands chantaient une de leurs chansons, nous une des nôtres, jusqu’à ce que nous entamions ‘O Come All Ye Faithful’, et que les Allemands reprennent avec nous l’hymne en latin ‘Adeste Fideles’. Et alors je me suis dit : eh bien, c’est vraiment une chose extraordinaire – deux nations chantant le même chant de Noël en pleine guerre”. Cette anecdote s’ancre dans un fameux récit que le film Joyeux Noël de Christian Carion (2005) a tenté de restituer ; celui de la tenue le 25 décembre 1914 d’un rassemblement au beau milieu du no man’s land. La partie de football qui prend alors place entre Britanniques et Allemands aux frontières de la Belgique a marqué de manière emblématique cette fraternisation de guerre.

Patriotisme ou pacifisme ?

“Si la censure ouvre cette lettre, j’aurai évidemment des ennuis : je viens de faire une chose innocente et pourtant énorme, et qui me laisse comme au sortir d’un rêve : j’ai parlé à Fritz”, écrit le jeune intellectuel Jean Pottecher, âgé de 20 ans, à son père dont les convictions sont pacifistes. Malgré une apparente désinvolture, cette lettre révèle que Pottecher, comme d’autres, a une parfaite connaissance de l’interdit qu’il enfreint, et en assume les possibles conséquences. Car cette fraternisation idéalisée après-guerre et encore aujourd’hui dans l’historiographie n’est pas dénuée d’ombres, et de fraternisation certains ont eu vite fait de glisser vers pacifisme, remise en question de la hiérarchie, indiscipline, voire désertion. Cela touche d’ailleurs toutes les nations engagées dans le conflit. Un chant rédigé en 1915 r des soldats irlandais clame : “Those that I fight I do not hate, Those that I guard I do not love”, signifiant toute la lassitude et l’incompréhension qui habitent les soldats face à la lenteur et à la violence du conflit. De l’arrière, ces rapprochement sont très mal vus et le premier cas de fraternisation, signalé à l’automne 1914, est sévèrement réprimé par le général de Castelnau qui veut éviter que cet incident se reproduise. Au long de la guerre, des corvées, des réprimandes et des condamnations à mort menacent les soldats qui osent se lier d’amitié avec des Allemands. De plus, est mise en place une censure intransigeante afin de taire ces actes de fraternisation, ainsi qu’une vive propagande pour diaboliser la figure de l’ennemi. L’urgence est de favoriser le patriotisme et de détruire ce sentiment d’égalité entre ennemis, afin de se donner toutes les chances de vaincre. Outre ces réticences des hauts gradés, des historiens démontrent que la fraternisation a en effet été propice à des pièges, à de la désinformation ou à de l’espionnage.

Jusqu’où sont allés ces échanges, ont-ils permis d’esquisser des amitiés véritables ? S’efforcer de répondre à cette question, au seul moyen de dizaines de lettres trouvées çà et là, sans tomber dans l’écueil de l’idéalisation rétrospective, est difficile. Cependant, comment ne pas être édifié face au jaillissement gratuit d’humanité entre des inconnus que l’on disait ennemis et que l’on poussait sans cesse à se haïr ?

Espérance Houdan