Tout simplement aristocratique

À rebours de la pensée commune, l’élégance n’est pas attachée à la fortune mais à une forme de simplicité. Née dans les salons nobiliaires, elle a été récupérée plus largement au XIXème siècle dans une vaste démarche anticonformiste.

Illustration Journal La Fugue
Les quatre élégants par Eugène Delacroix (1789-1863). Crédit RMN photo

Il est toujours plaisant de se référer à Baudelaire pour parler de l’élégance et pour tenter de définir cette dernière. Avec son concept de modernité, le poète avait voulu offrir une piste de réflexion pour surseoir au monde moderne en séparant l’éternel du transitoire. L’élégance a un peu de cela. Cette petite chose au parfum d’éternité dans une mode bien souvent saisonnière. L’élégance est une esthétique, une harmonie qui s’étend du vêtement au verbe et du verbe aux manières. Deux siècles sont particulièrement représentatifs de cette attitude qui transcende les modes : les XVIII et XIXème siècles. Si, au cours de ces quelques deux cents ans, les bouleversements politiques et sociaux à l’œuvre donnent des significations différentes à la recherche effrénée de l’élégance, le fil rouge de ces deux siècles en la matière est certainement la prépondérance des codes aristocratiques. Une construction positive au XVIIIème siècle et une construction négative au XIXème, en réaction au nouvel ordre des choses.

De l’élégance à la déchéance

Le XVIIIème siècle français a ceci de paradoxal que le meilleur a côtoyé le pire. Alors que la civilisation jouait avec les frontières du sublime, quelque chose pourrissait sous les planchers des plus beaux salons mondains. Pendant tout ce siècle, la France insouciante allait donner le la en matière d’élégance. La pesanteur du royaume de Louis XIV laissait place à plus de spontanéité, à une simplicité exquise comme en témoignent les tenues de l’aristocratie à la cour de Versailles et tout spécialement les tenues des femmes. Elles se simplifient dans leur port mais se diversifient et se multiplient. L’aristocratie prend goût à porter un vêtement spécialement conçu à chaque activité. Mais plus qu’à des détails de mode ou de luxe c’est par son état d’esprit et sa conduite que cette élite va briller. Elle fait de l’élégance un des ces apanages en l’attachant à la naissance et non à une quelconque richesse. Cela fait d’ailleurs écho à ce qu’écrit au siècle suivant Honoré de Balzac : « Un homme devient riche. Il naît élégant » (Traité de vie élégante, 1830). En effet, l’hérédité donne à la noblesse l’assurance de sa position pour adopter une légèreté de ton et de manière, une forme de simplicité de mœurs que toute autre élite éphémère ne pourra jamais adopter de peur de déchoir. Là aussi, grâce au témoignage qu’en donne le comte de Las Cases, Napoléon explicite cette idée de manière édifiante : « Une Madame de Montmorency se serait précipitée pour renouer les souliers de l’impératrice ; une dame nouvelle y eût répugné ; celle-ci eût craint d’être prise pour une femme de chambre ; Madame de Montmorency n’avait nullement cette crainte » (Souvenirs de Napoléon Ier). Ainsi l’aristocratie donne, si l’on peut dire, à l’élégance ses lettres de noblesse en ne la liant pas à la richesse mais à une forme de simplicité et une éducation. Cette élégance ne se cantonne pas aux salons parisiens, elle s’exporte dans les endroits les plus incongrus comme les champs de bataille où les nobles poussent la coquetterie à son paroxysme donnant à ce siècle une réputation de frivolité et de légèreté excessive. Le fameux mot du comte d’Anterroches à Fontenoy (1745) est devenu le symbole de cette réalité : « Messieurs les Anglais, tirez les premiers ». Le fossé paraît donc gigantesque entre cette époque où la noblesse poussa l’élégance à ses plus hauts niveaux et le moment où elle se retrouva sur l’échafaud. A posteriori, il apparaît que la noblesse du XVIIIème dansait sur un volcan. Mais face au nouvel ordre qui s’installe après la Révolution et durant le XIXème siècle, l’élégance devient une valeur refuge dans laquelle investissent de nombreuses personnalités pour résister, à leur manière, au règne de la bourgeoisie libérale.

Le dandysme, une réaction anti-bourgeoise ?

Le XIXème siècle foisonne en pensées politiques, littéraires et esthétiques. Il est une période de transition par excellence d’où jaillissent des mouvements réactionnaires au sens propre du terme. Le dandysme est particulièrement caractéristique puisqu’il se définit justement comme étant une attitude, une philosophie anticonformiste basée sur l’élégance. Il est extrêmement difficile de dater avec précision ce mouvement. De manière traditionnelle, les historiens citent l’Anglais George Bryan Brummell (1778-1840) comme étant le premier Dandy, le fameux « arbitre des élégances », cet homme qui, sous la Régence anglaise, se plaisait à dire qu’il passait plus de deux heures à s’habiller le matin et qui lustrait ses bottes avec de la mousse de champagne. Avec ce personnage, l’élégance franchit les bornes du monde aristocratique pour s’agréger à un mouvement plus vaste qui rejette le conformisme bourgeois en s’inspirant des codes aristocratiques jugés supérieurs. Cette opposition sera d’ailleurs maintes fois reprise, à l’instar de Malraux qui, bien des décennies plus tard, disait que « la noblesse a laissé des portraits, la bourgeoisie des caricatures ». Or le dandysme, ce mouvement original car à la fois esthétique et philosophique, hante tout le siècle, séduisant les plus grands auteurs comme Balzac, Oscar Wilde, Beaudelaire ou Barbey d’Aurevilly qui théorise le plus finement ce qu’est le dandysme : « C’est une révolution individuelle contre l’ordre établi […] le dandysme […] se joue de la règle et pourtant la respecte encore » (Du dandysme et de George Brummell, 1845). La règle en question peut être autant vestimentaire que sociale ou politique. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’en ce siècle d’avènement de la démocratie et de révolutions successives, ces dandys sont très souvent royalistes ou tout au moins anarchistes pour ne pas se conformer à un monde politico-religieux qu’ils jugent hypocrite et ennuyant. Pourtant, ce mouvement qui se veut très antimoderne, en adopte bien des codes à commencer par l’individualisme. Cette esthétique n’offre aucune perspective globale pour la société et tend à connaître ses limites sur les plans moral et politique. Et pour cause, le dandysme des dernières années du XIXème siècle se change en un autre mouvement, le décadentisme. Dans celui-ci, nos dandys se réfugient dans une démarche devenue totalement irrationnelle et pessimiste pour protester contre le positivisme ambiant et la science. Profondément déçus de l’époque dans laquelle ils vivent, ils font de l’élégance outrancière une conjuration de la modernité. Si, de son côté, la bourgeoisie tente pourtant tant bien que mal de sauver les apparences, elle est elle-même sujette à un inexorable déclin. En effet, même dans son propre système elle se montre incapable de maintenir des codes sociaux et des valeurs esthétiques. Cette forme de sociabilité autrefois si chère à l’élite, c’est-à-dire l’élégance comme mode de vie, disparut corps et bien dans les bouleversements du XXème siècle. « On m’invite à déjeuner dans un hôtel au bord de la piscine. Il faisait chaud. J’étais le seul client en cravate. Des richards en short, des richardes en costume de bain se faisaient servir par des maître d’hôtel en veste noire, le cou scié par le col, les pieds écrasés par les escarpins. Ça, c’était la mort de la civilisation, même de la bourgeoisie. Nous, au moins, nous avons eu de la tenue jusqu’à l’échafaud » (Frédéric de Foncrest, héros du roman de Vladimir Volkoff, Le Professeur d’Histoire).