Entretien avec Nicolas d’Estienne d’Orves, critique musical au Figaro

Après avoir collaboré pendant plusieurs années Figaro Littéraire et à Madame Figaro, Nicolas d’Estienne d’Orves est aujourd’hui critique musical. Ce mélomane et cinéphile est aussi, et avant tout, peut-être, écrivain. Il a publié une trentaine d’ouvrages dont le dernier, sorti cette année, s’intitule Dictionnaire amoureux du mauvais goût. Il tente en vain dans ces pages de définir cette notion, avec une plume joyeuse et une part d’autodérision. 

Nicolas d'Estienne d'Orves

On parle souvent de vous comme d’un dandy : vous reconnaissez-vous dans cette caractérisation ?

Cela fait effectivement des années que l’on me dit ça. Il y a même eu un article de Sébastien Lapaque dans le Figaro, autour du dandysme, et ils ont gardé comme phrase d’accroche :« je ne me suis jamais considéré comme un dandy». Le mot dandy est en fait quelque chose de très particulier, représentatif d’une certaine époque (le 19e siècle) d’une certaine sensibilité. Si dandy, cela signifie porter des vêtements colorés et un peu hors du temps alors oui je le suis. Mais dandy c’est un peu un mot-valise qui n’a pas de signification sorti de son contexte. J’ai toujours eu le goût de vêtements un peu plus atypiques et originaux que portaient mes contemporains, mais ce n’était pas la constitution d’un personnage, mais plutôt l’expression d’une sensibilité et d’une nature propre.

Pouvez-vous justement me définir l’élégance qui vous est propre ?

Et bien disons… colorée et contrastée ! On vit dans un monde en noir et blanc. Je dis souvent que le cinéma et la télévision sont passés un jour du noir et blanc à la couleur, alors pourquoi ne pas en faire de même avec les vêtements ! Les couleurs existent, c’est ce qui donne du relief à la vie de manière générale. Je suis donc toujours étonné de voir que les gens s’habillent d’une façon totalement monochrome et mimétique. L’autre jour j’étais à un anniversaire chez des amis, ils étaient tous habillés de la même manière, en gris. Il avait tous des pantalons sombres, et des t-shirts soit taupe, soit gris, soit kaki. Alors moi, évidemment, j’étais habillé en perroquet comme d’habitude, sans forcément y réfléchir. Pour ma part, j’ai toujours aimé les couleurs, et quand j’achète des vêtements, je suis davantage attiré par la couleur que par la forme, la nature même du vêtement. Il faut vraiment que la couleur me saute aux yeux, quitte à ce qu’elle soit un peu flashy, un peu violente, sans pour autant me déguiser en stabilo. J’ai l’œil naturellement attiré par la couleur.

Justement, l’une des entrées de votre dictionnaire est « chaussettes blanches et costume sombre ». Vous parlez aussi des faux nœuds papillon ou encore des robes de mariée : qu’est-ce qui justifie ces entrées vestimentaires ?

C’est un dictionnaire parfaitement subjectif, où je me suis fait plaisir à pointer des chose considérées comme de mauvais goût, mais que j’aime, ou alors qui vraiment me hérissent, et que je considère pour ma part comme de mauvais goût. La robe de mariée, j’ai toujours considéré cela comme quelque chose d’assez affreux. Cela ne met pas en valeur les dames qu’il y a dedans, ou les messieurs d’ailleurs maintenant. C’est une sorte de panoplie considérée comme nécessaire. Une fois de plus c’est une sorte de conformisme : on se marie, donc on se marie en blanc et on se déguise en choucroute pendant une journée qui est censé être la plus belle de notre vie (mais cela ensuite c’est un autre débat). J’ai toujours trouvé cela assez décevant que le jour où on est censé être la plus belle du monde, on ressemble exactement à la même dame que le samedi précédent, et à la même dame que le samedi d’après. Quant au faux nœuds papillon, c’est une chose qui m’a toujours agacé, parce que je suis porteur de nœuds papillon. Selon moi c’est une forme de paresse. C’est comme les cravates déjà nouées. Le raffinement de ce genre d’accessoires, c’est de savoir l’utiliser.

« Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristocratique de déplaire ». Vous aimez ces mots de Baudelaire : signifient-ils qu’il peut y avoir une certaine élégance dans le mauvais goût ?

Bien sûr ! Cela s’appelle la provocation. Mais la provocation calibrée, pensée, jaugée et volontaire. J’apprécie demeurer toujours sur la ligne de crête entre un aspect raffiné, voire extrêmement sophistiqué, et des touches, des détails dérangeants : cela peut-être une pochette, ou bien des chaussures. J’aime avoir toujours sur moi quelque chose qui peut en quelque sorte agacer l’œil. Ça, c’est mon côté un peu potache. J’aime qu’il y ait quelque chose qui casse l’harmonie. Il ne faut pas que cela soit trop impeccable.

Vous expliquez en introduction que le mauvais goût est partial et daté. En négatif, est-ce que vous considérez que l’élégance est aussi une affaire d’époque et de sensibilité, ou bien est-elle régie par des principes à temporels ?

Ah non, l’élégance c’est quelque chose de totalement relatif. L’élégance à Paris en 2023 n’est pas celle de Paris il y a un siècle, qui n’est pas l’élégance au Rwanda, ou dans je ne sais quel pays d’Afrique ou d’Asie. Je pense que c’est totalement le reflet d’une sensibilité, propre un lieu, un biotope, un climat, une culture une histoire. Il n’y a pas d’élégance absolue ! Ou alors ce serait l’élégance comme attitude, mais là on sort de l’élégance vestimentaire.

Est-ce que justement vous associez votre élégance vestimentaire à une certaine attitude morale, un état d’esprit ?

Attitude morale, je ne sais pas. J’essaye toujours de ne pas en faire, je me considère plutôt non pas comme immoral mais comme amoral. J’évite de mettre de la morale partout, ça fausse le jugement, moi j’aime le côté plutôt frontal et naturel. J’ai un tempérament naturellement joyeux et désinvolte, et un peu provocateur, donc ma supposée élégance participe de cela, mais ça ne va pas plus loin.

Vous avez évoqué l’élégance à Paris. Il y a une entrée Anne Hidalgo dans votre dictionnaire. Vous y dénoncez le massacre de la ville par son idylle. Mais vous avez aussi écrit un dictionnaire amoureux de Paris. Quels sont donc les lieux encore élégants, que vous aimez fréquenter, qui ont échappé à ce carnage ?

Je ne fréquente pas particulièrement des lieux dit élégants. Il faut distinguer Paris et les Parisiens. La ville a été arbitre des élégances pendant des siècles, mais je pense que ce sont davantage les gens que les lieux qui sont élégants. C’est à nous de se mettre à la hauteur de la ville dans laquelle on vit. Toutefois, selon moi, un endroit comme le palais royal reste un lieu qui en impose. Quand on entre dans les jardins, on a presque envie de se redresser, de se tenir bien pour être à la hauteur du lieu et surtout de son histoire. C’est un lieu où justement l’élégance a été très représenté, mais aussi la gastronomie, la prostitution. La Révolution française est également partie de là : c’est une sorte d’épicentre. Je trouve qu’il reste quelque chose qu’il se passe quelque chose entre ces arbres , entre ces colonnes, sous c’est toi sous ses fenêtres, qui m’apparaît comme quelque chose de justement très élégant.

À Paris également, vous faites partie du club des 100, un club gastronomique. Est-ce un lieu où l’on cultive une certaine élégance ?

Cela n’est pas fondamentalement le but de l’opération. On est entre gens de bonne compagnie, on a de la courtoisie les uns envers les autres. Mais ce n’est pas un lieu où l’on va pour faire preuve particulièrement d’élégance mais plutôt pour faire preuve de gourmandise partagée.

Propos recueillis par François Bouyé