“Le silence est devenu une terra incognita : face à lui on doit tout recomposer, tout réapprendre” – Nicolas Diat

Éditeur et écrivain, Nicolas Diat a campé la vie et la mort des moines. Proche du cardinal Sarah, il a écrit avec lui plusieurs ouvrages à succès, dont La Force du silence. Avec nous, il aborde ce thème qui lui tient à cœur.

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Vous avez écrit, en collaboration avec le cardinal Sarah, un ouvrage intitulé La force du silence en 2016. Pouvez-vous nous en expliquer la genèse ?

La première genèse de ce livre part de la rencontre entre le cardinal et le frère Vincent, jeune chanoine de l’abbaye de Lagrasse. Celui-ci était très malade, atteint d’une sclérose en plaques ; il est mort à 38 ans. Quand le cardinal l’a connu en 2014, il était déjà atteint de symptômes graves, ne pouvant plus s’exprimer. J’ai été le témoin de leur amitié silencieuse. J’ai pu voir comment une amitié était née du plus grand silence. C’est de ce choc spirituel qu’est né le livre. Par ailleurs, ce livre est une réponse au bruit incessant qui sature notre époque. Notre monde moderne, et même postmoderne, repose sur la parole outrancière, jubilatoire et excessive. On parle souvent de la pollution visuelle, mais il y a aussi la pollution sonore. Celle-ci engendre de nombreuses difficultés intellectuelles, spirituelles et même morales. Comme l’explique Pascal dans ses Pensées, « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer au repos dans une chambre ». Cette observation du philosophe est tout à fait adaptée à notre temps. De ce fait, ce livre répondait à un besoin vital. Personnellement, de tous les livres que j’ai coécrits avec le cardinal Sarah, ou que j’ai édités, c’est celui qui m’a le plus marqué.

Dans cette société où, comme vous le dites, le divertissement bruyant est roi, il convient de « créer des îlots et des oasis » de silence, pour reprendre l’expression de Benoît XVI. Faisait-il référence selon vous aux monastères ?

Oui, c’est une évidence. La grandeur du silence est intrinsèquement liée à l’esprit du monachisme occidental, qui est né de la recherche de Dieu, quaerere Deum, dont parlait si bien le prédécesseur du pape François en 2008, au Collège des Bernardins. Si le silence fait partie intégrante de la vie des moines, il n’est pas pour eux une fin en soi, mais un moyen privilégié d’accès à Dieu : il nourrit la vie de prière. Il permet d’accéder aux choses spirituelles. Les propos du cardinal Sarah dans La force du silence s’inscrivent dans la filiation qu’il entretient avec la doctrine de Benoît XVI. Ce qu’il développe en propre en revanche, c’est que, dans notre monde contemporain, celui qui fait le choix de l’ascèse par le silence est un homme suspect, un être bizarre, malaisant.

Vous-même, vous avez une grande expérience de la vie des moines, et vous avez rédigé un ouvrage à ce sujet, intitulé Le grand bonheur. Pour l’écrire, vous avez vécu de nombreux jours en immersion à l’abbaye de Fontgombault. Pouvez-vous nous parler du silence qu’il y règne ?

Si je m’étais concentré dans cet ouvrage sur le silence, je l’aurais appelé Le grand repos et non Le grand bonheur. En effet, il y a presque un aspect médicinal du silence au sein des  abbayes : il agit à la manière d’une cure qui vient nous reposer. On le sent physiquement dès qu’on entre dans la clôture. Au moment même où le père hôtelier a fermé les portes de notre cellule, on vit quelque chose de très déconcertant. Chez certains, cela consiste en une grande angoisse. Pour ma part, je vois le silence comme une nouvelle naissance, quelque chose de profondément apaisant. Ce n’est pas seulement le silence qui est touchant, mais aussi la proximité avec les moines silencieux. L’économie de la parole, y compris pendant les repas, le fait de voir un moine qui passe en silence : ce sont de petits détails qui apportent ce repos. Je l’ai encore vécu il y a quelque temps, alors que j’étais dans cette même abbaye pour écrire un ouvrage qui paraîtra dans les temps qui viennent.

Vous considérez donc que le silence des moines est propice à l’écriture. En 2021, vous avez d’ailleurs invité de grands écrivains (Sylvain Tesson, Camille Pascal, Franz Olivier Giesbert, Louis-Henri de La Rochefoucauld, etc.) à passer quelques jours à l’abbaye de Lagrasse. Il en est sorti un livre : Trois jours et trois nuits, que vous avez préfacé. Est-ce que ces écrivains ont ressenti la fécondité littéraire du silence ?

Ce projet était un vrai challenge. Il s’agissait de faire venir une quinzaine de grands écrivains, pas tous croyants, afin de leur faire découvrir la vie des chanoines. Avant qu’ils ne viennent, j’ai expliqué à chacun que tout serait facile : ils allaient pouvoir parler aux chanoines, ils auraient accès à la clôture. Je les ai toutefois mis en garde sur un point : le silence allait peut-être leur être pénible. Il est souvent un obstacle pour ceux qui n’y sont pas habitués. Quand j’ai évoqué le projet, on m’a dit que les quinze auteurs allaient tous écrire la même chose, mais ça n’a pas du tout été le cas ! Ce que je redoutais plutôt, c’était la manière dont ils allaient réagir au silence. Sur la quinzaine d’écrivains, trois ont vraiment eu du mal avec cela. Pour cette raison, Simon Liberati a failli partir dès le premier soir, il en parle d’ailleurs très bien dans le texte qu’il a rédigé. Le grand silence, qui dure toute la nuit, des complies jusqu’aux matines, les a beaucoup impressionnés. Simon Liberati, cela l’a pris à la gorge. De manière générale, ils ont eu du mal à apprivoiser ce silence. À notre époque en effet, le silence est quasiment devenu une terra incognita. Face à lui, on doit tout recomposer, tout réapprendre. D’autres, cependant, avaient l’habitude de ce silence. Sylvain Tesson par exemple, sait ce que c’est que fuir le bruit des villes. Cette manière de travailler, toutefois, n’est jamais qu’une position de repli. Pour les chanoines de Lagrasse au contraire, le silence est un instrument qui permet une plus grande proximité avec Dieu.

Est-ce à dire que le silence des moines est intrinsèquement lié à la notion de sacré ?

Le sacré, c’est ce qui est séparé du monde quotidien, qui doit inspirer la crainte. Il ne peut donc pas y avoir de sacré sans silence, de séparation du monde sans mise à distance de la parole. Cependant, ce que recherchent les moines n’est pas le sacré en soi, mais c’est Dieu. Le sacré est encore une fois un moyen de l’approcher et il est indissociable du silence.

Comme vous l’avez expliqué, le silence est une voie qui peut conduire à Dieu. Dans La force du silence, le cardinal Sarah invite les prêtres à remettre le silence au cœur de la liturgie. Pouvez-vous nous expliquer cela ?

La volonté du cardinal dans ce livre est de faire de la pédagogie, afin d’expliquer que la liturgie bavarde est fondamentalement une liturgie malade. On dispose de tous les espaces du monde, de tous les marchés pour discuter. La liturgie n’est pas le lieu pour entrer en communication les uns avec les autres. La liturgie est comme une échelle qui conduit au ciel et dont chaque barreau doit être imprégné de silence. Le cardinal Sarah invite donc à fuir le verbiage liturgique, afin de pouvoir accueillir le Verbe qui se manifeste en silence.

Votre ouvrage évoque à plusieurs reprises l’idée du désert, qui précède la parole et l’action. Le cardinal cite notamment la vie cachée de Jésus, mais aussi les quarante jours qu’il a passé seul au désert, avant de commencer sa vie publique. Conseillez-vous à vos contemporains de l’imiter en cela ?

Il est évident que se retirer avant d’agir, pour retrouver le silence, est le meilleur gage d’efficacité. Il n’existe pas de repos du corps sans repos de l’esprit. De plus, le silence vient nous ramener à l’Essentiel, car il n’y a pas de prière sans silence. Dieu est silencieux. Le meilleur moyen de le retrouver, c’est donc de rechercher le silence lui-même. Ce n’est pas quelque chose d’évident. En effet, nous sommes naturellement des hommes de communication. L’idée n’est pas de transformer tous les hommes en moines. Mais les moines sont des modèles, dont le silence doit nous inspirer. Ce silence devient alors une conquête, au bout de laquelle il y a une victoire.

On comprend aisément comment parvenir au silence extérieur. Cependant, il semble difficile d’atteindre le silence du cœur, le silence des sentiments. Comment faire ?

Pour atteindre le silence du cœur, il convient de ne pas juger l’autre qui demeure un mystère. On a toujours une opinion sur tout. Il convient d’adopter en nous le silence de la charité. « Ne pas juger », disait saint François d’Assise. Car seul Dieu sait qui est l’autre et quels sont les mystères de son cœur. Le cardinal Sarah parle beaucoup de ce lien entre le silence et la charité. Cette attitude de charité silencieuse envers autrui repose sur un système philosophique qui n’est plus le nôtre. Aujourd’hui, est estimé celui qui a un avis sur tout et qui le donne. À l’ère du commentaire permanent, il y a une véritable infériorisation de l’homme silencieux, qui pourtant possède la véritable sagesse.

Propos recueillis par François Bouyé