Silence, les contrats ne sont pas encore signés…

Combien de fois n’avons-nous pas entendu “ La parole est d’argent, mais le silence est d’or ”. En économie, jamais cette expression n’a semblé être aussi vraie. Parfois, ne vaut-il pas mieux se taire pour réaliser les meilleures affaires ?

Salle de marché

Que diriez-vous si je proposais de vous vendre un vélo à un prix défini, tout en taisant certaines informations concernant son état ? A l’évidence, vous refuseriez avant d’avoir un état des lieux complet de l’engin et de pouvoir juger l’adéquation du prix avec ses qualités. Par mon silence, la quantité d’informations que je possède face à vous est, pourrait-on dire, asymétrique ; à mon avantage.

Cet exemple, aussi simple soit-il, révèle aisément un des nombreux paramètres sur lesquels un tiers peut jouer lors d’une négociation ou d’une transaction : le silence, ou la mise sous cloche de certaines informations.

Quand le silence mène à la perturbation

Tout est accessible, le nombre d’exemples ne manque pas. Aujourd’hui en quelques clics on peut avoir accès à n’importe quels livre, définition, concept, histoire, information. En 2021, Google recensait plus de 130 milliards de pages web. Est-il dès lors possible d’imaginer que certaines informations puissent être passées sous silence ?   

En économie, comme dans beaucoup d’autres disciplines, il est crucial d’avoir le plus d’éléments possible pour pouvoir prendre une décision. Dans un marché parfait, tous les acteurs ont accès aux mêmes informations. Ils peuvent dès lors faire leurs choix stratégiques raisonnés, dans un jeu équitable où les règles sont les mêmes pour tous. Pourtant, la réalité reste bien loin de cette situation idéale.  

Dans la littérature ou l’histoire, le silence a souvent reflété une forme d’intelligence, comme on peut le voir dans la figure du loup silencieux face à la bêtise humaine chez Vigny, ou dans la sagesse laconique et aphone du roi de Sparte face à l’ambassadeur d’Abdère. Dans un contexte économique, ce choix délibéré du silence plutôt que la parole peut s’avérer redoutable également, mais à l’évidence, fort peu loyal. Ce phénomène se nomme l’asymétrie d’information.

L’asymétrie d’information se produit lorsque l’une des parties dans une transaction économique dispose d’une information supérieure à celle de l’autre partie. Dans une telle situation, la partie disposant donc de moins d’informations se retrouve dans une position déséquilibrée et risque de prendre des décisions qui ne sont pas optimales pour elle. 

Ce cas peut se produire par exemple dans les marchés financiers, où les investisseurs peuvent être en possession d’informations différentes sur une entreprise donnée. En effet, un dirigeant d’entreprise peut avoir connaissance de ses résultats futurs, tandis que les investisseurs ordinaires n’y auraient pas accès. En achetant ou en vendant des actions de l’entreprise avant que les résultats ne soient rendus publics, il peut alors évidemment obtenir un avantage injuste.  

Même si l’on peut dire que ces cas ne sont pas rares, ils sont en réalité de plus en plus réglementés. En effet, des institutions telles que l’Autorité des marchés financiers en Europe, ou l’U.S. Securities and Exchange Commission aux Etats-Unis agissent comme de véritables gendarmes de la bourse, pour réguler et contrôler le bon fonctionnement et l’équité des marchés financiers.

L’asymétrie d’information, un avantage en surface, mais un risque d’instabilité en profondeur

Au premier coup d’œil, l’asymétrie d’information peut sembler avoir un impact  négatif selon où l’on se place dans la détention d’informations et dans la transaction. Par ailleurs, en plus de créer une situation inéquitable, elle joue souvent en défaveur des marchés où elle est présente. La Banque mondiale affirmait dans une étude que les pays avec les niveaux les plus élevés d’asymétrie d’information ont des taux de croissance économique plus faibles et posent problème à plusieurs égards.  

Effectivement, lorsque les parties ayant plus d’informations tirent avantage de l’ignorance des autres, cela peut conduire à un phénomène nommé “sélection adverse”. L’exemple le plus parlant se révèle être le marché des assurances. L’assureur ne sachant pas si son client est à risque, il va devoir fixer une prime d’assurance haute et non adaptée pour ne prendre aucun risque. Les clients conduisant prudemment vont trouver la prime trop élevée, tandis que les conducteurs à risque en seront satisfaits. Les primes d’assurance augmentent pour tout le monde, et des clients surpayeront ce supplément.  

Outre le désavantage financier qu’elle représente, elle peut également conduire au “risque moral”. Il se produit lorsque les parties ayant moins d’informations prennent davantage de risques que si elles avaient disposé de tous les éléments pertinents. Ainsi, si les banques savent que le gouvernement sera là pour les renflouer en cas de crise financière, elles s’autorisent à prendre des risques excessifs en sachant qu’elles ne supporteront pas toutes les conséquences négatives. 

A l’évidence, tout cela représente des coûts. Les parties ayant moins d’informations peuvent également être contraintes de payer des coûts d’information élevés pour en obtenir de supplémentaires. Les investisseurs peuvent devoir embaucher des analystes financiers pour obtenir ces informations manquantes, entraînant alors des coûts élevés.

Enfin, l’asymétrie d’information conduit souvent à une perte de confiance dans les marchés, car les parties ayant moins d’informations peuvent se sentir trompées ou exploitées, pouvant limiter en conséquence leur participation.  

L’histoire ne manque pas d’exemples de ce phénomène. La France a vu il y a quelques décennies le scandale Pechiney Triangle, ou un délit d’initié menant à une asymétrie a conduit l’industriel français à acheter une filiale du groupe Triangle à un prix bien plus élevé que prévu. Plus récemment, une enquête a été ouverte autour du directeur général d’Orpea, qui aurait vendu ses actions quelques jours avant la parution du livre révélant des scandales sur le groupe et avant que le prix de ses titres ne chute.  

En réalité, le silence ne réside pas toujours dans le fait de ne rien exprimer, mais dans le choix déterminé de ne pas parler, et de fait, il peut dire des choses en creux, en négatif. Dans un contexte financier, il peut être choisi pour tourner une situation à son avantage. Néanmoins, l’asymétrie d’information en économie peut entraîner des inefficacités sur les marchés en empêchant les parties de prendre des décisions éclairées, conduisant à des conséquences économiques négatives pour certaines d’entre elles. 

Comme toujours, La Fontaine, nous offre un conseil simple et concis, « Il est bon de parler et meilleur de se taire ; / Mais tous deux sont mauvais alors qu’ils sont outrés ». En affaires, même si rester muet peut être tentant, c’est souvent un choix peu honnête, le tout est de savoir utiliser le silence en restant dans l’antre du droit et de la morale.