Chakib Khattar : une vieillesse à contre-courant

La vieillesse annonce toujours la fin d’une vie, mais elle peut aussi signifier la fin d’un monde. Charif Majdalani, écrivain libanais qui enseigne à l’université de Beyrouth, interroge ce lien entre la vieillesse et l’ordre qu’elle incarne, à travers le protagoniste de son roman Le dernier Seigneur de Marsad, paru en 2013 aux éditions du Seuil.

Par Scholastique Pilard

Vue de la localité de Keyfoun, ©Abbass Zahreddine - Unsplash

Le dernier seigneur de Marsad retrace la vie de la famille Khattar, une famille notable de Marsad – le quartier ouest de Beyrouth. L’auteur inscrit sa narration dans une temporalité qui suit celle de son patriarche, Chakib Khattar. Le récit parvient au lecteur par la voix d’un narrateur qui s’efface très souvent pour raconter la chronique familiale : son identité reste très floue, puisqu’il ne se présente pas, se contentant de signaler sa présence en certaines occasions particulières. Cela permet d’ancrer le récit dans un quartier, où les traditions orales, le souvenir, mais aussi les commérages, construisent une mémoire collective. Chakib Khattar est le descendant d’une longue lignée d’industriels chrétiens enrichis dans le négoce du marbre. Sa famille exerce dans le quartier de Beyrouth un pouvoir conféré par la réussite des générations précédentes. Son âge avançant, Chakib prend conscience que sa progéniture ne saura pas assurer l’avenir, du moins social, de sa dynastie. Or son statut lui importe plus que tout au monde. Sa vieillesse est ainsi à la fois déchirée par ce drame intérieur, et également secouée par la guerre civile du Liban. La force du roman, qui puise son énergie dans celle du patriarche de la maison, est de nous proposer une lecture de la vieillesse qui sort des sentiers battus. Car si le troisième âge est le plus généralement associé à une perte d’autonomie, Chakib Khattar semble au contraire suivre une courbe inversée. À mesure que son monde s’écroule autour de lui, sa position, comme immuable, lui confère une autorité morale qui lui laisse un ascendant considérable sur son entourage.

L’effacement d’un homme derrière son héritage

La vieillesse de Khattar s’inscrit dans un contexte difficile qui fait mieux ressortir la solidité morale du vieillard. Cette stabilité personnelle, souvent admise comme apanage de la sagesse des anciens, est surtout chez lui le fruit d’un orgueil de caste qui trouve son aboutissement en sa personne, orgueil d’autant plus vivace que Chakib est lucide sur l’avenir de sa dynastie. « C’était la gloire de son nom qui avait toujours importé », et pour cette raison, son personnage prend davantage de relief dans une société révolutionnaire où l’ordre ancien est en pleine abolition. Par cette tradition qu’il incarne, son personnage vieillissant se tient à l’écart de la génération montante, qui n’accorde plus à son héritage l’importance que lui donne Chakib. C’est sur ce niveau que se creuse l’écart entre une vieillesse enracinée et la jeune génération. La première ne considère pas la vie en ce qu’elle a d’individuel comme y tend la seconde, mais en ce qu’elle peut avoir de transcendant : Chakib Khattar désire « laisser un souvenir impérissable ». Il dépasse ainsi les limites rencontrées par toute personne s’approchant de la mort, comme un pied-de-nez à son époque qui vomit la pérennité qu’il incarne. Sa persistance marque en effet son refus de se soumettre au cours des événements qui devraient accélérer sa chute, dans la guerre qui oppose sa faction aux milices musulmanes. Il demeure notamment le dernier des plus gros propriétaires terriens de Marsad, malgré une pression foncière allant jusqu’aux représailles. La vieillesse, qui doit marquer le déclin physique d’une personne, n’a pas d’incidence chez Chakib dont les facultés morales tendent à l’effacement du particulier en faveur de son nom, un patrimoine collectif. Et paradoxalement, le regard que Chakib porte sur sa propre vie est désabusé, celui-ci étant conscient que l’idéal qu’il incarne mourra avec lui. Sa mort physique marquera donc la mort morale de sa lignée, d’où sa détermination farouche à ne rien changer à ses habitudes, car c’est l’existence de sa caste qu’il fait perdurer de la sorte.

L’immobilité de la vieillesse face à un monde en changement

Il est intéressant de relever que la mention explicite de la vieillesse physique de Chakib n’arrive dans le roman qu’au moment de sa mort ; son portrait psychologique ne subit pas les changements qui permettent habituellement de déceler les signes de la vieillesse. L’auteur rend donc hommage à ces figures de patriarche sur qui le temps et l’âge n’ont aucune incidence morale. Cela renforce cette idée que Chakib se maintient hors de son époque, et qu’ainsi, en refusant la limite de sa vie, il parvient à rester la force motrice de ce monde qui tombe autour de lui. Sa position de chef d’entreprise, de chef de file d’un parti, fait de lui le véritable moteur d’une micro-société : il crée de l’emploi, suscite une émulation intellectuelle et sociale avec un cercle de “courtisans”. Sa volonté de garder cet ordre tel qu’il l’a toujours connu retarde continuellement l’installation du désordre et de l’anarchie de la guerre civile, comme si “ le pays et l’état des choses devaient être éternellement semblables à [lui-même]”.
Ce n’est pas dans Chakib lui-même que la vieillesse semble avoir une emprise physique, mais bien dans sa famille moribonde, où chaque rejeton s’éloigne un peu plus des valeurs paternelles. Ses enfants ne suivent plus ses exigences sociales, que ce soit en politique ou dans les alliances conjugales, ses fils se désintéressent des entreprises familiales… Chakib, en revanche, gagne en vigueur alors qu’il avance en âge, comme en réaction, lui aussi, à cette génération qui vient. Cette détermination apparaît même comme le désespoir de celui qui est “condamné à résister seul ”. Nous retrouvons bien là ce sentiment que la lutte entreprise par Chakib est une lutte contre son destin dont l’issue est déjà prévisible.

La vieillesse comme repère pour les générations montantes

Mais si Chakib semble s’opposer constamment à ceux qui suivent, le roman illustre toutefois l’idée que la vieillesse est un véritable repère pour les générations montantes. Celles-ci se définissent souvent par rapport à cette même vieillesse qu’ils observent, par l’opposition ou par l’adhésion. Khattar incarne cette lignée séculaire dont il est le dernier représentant digne, du moins selon l’ancien ordre. C’est contre lui que se définit une nouvelle génération, dont l’acharnement à vouloir attenter à ses affaires est en fait symptomatique de cette fascination que Chakib exerce sur les jeunes. C’est pourquoi Chakib remporte le combat qu’il mène, puisqu’il entre dans une sorte de légende, un mot que l’on retrouve d’ailleurs à plusieurs reprises dans la bouche du narrateur. Le ton qu’il adopte contribue à faire ressentir au lecteur la dimension impressionnante du personnage : le roman est empreint d’une atmosphère de déférence à l’égard du patriarche, dont les habitudes de vie sont ritualisées, et dont la dureté à l’égard de son entourage l’isole aux yeux du lecteur. Celui-ci est ainsi soumis à l’emprise exercée par Chakib sur ceux qui l’approchent, ce qui renforce l’immersion dans l’univers du roman.
Ainsi, Chakib demeure le vrai « seigneur de Marsad », le dernier survivant d’un monde qui est englouti dans sa mort ; le personnage de Chakib offre une représentation de la vieillesse dans ce qu’elle a de plus déterminée, mais aussi de plus lucide sur les propres limites de l’homme.

Scholastique Pilard