« Le risque aujourd’hui est de passer d’une conflictualité diffuse à une guerre d’État à État »

Jean-Baptiste Noé est directeur d’Orbis, société qui accompagne les entreprises dans leurs enjeux géopolitiques. L’écrivain et historien est également directeur de rédaction de la revue Conflits et aborde avec les rédacteurs de La Fugue leur sujet de réflexion mensuel : La Mer.

Jean-Baptiste Noé

LA FUGUE : Pouvez-vous nous présenter votre revue, son histoire, son contenu, ses ambitions ?

J.-B. NOÉ : Conflits est une revue qui a été fondée en 2014, et dont j’ai repris la direction en 2019. Son ambition est d’être la revue de l’école française de géopolitique. Elle se caractérise par son attachement à la géographie et aux territoires (la mer est d’abord un sujet géographique, par exemple) ; c’est le substrat de tout. Puis il y a l’histoire et le temps. Mais il y a aussi d’autres disciplines qui entrent en jeu. On réduit trop souvent la géopolitique aux relations internationales, mais elle va bien au-delà : étudier la question de l’art, des symboles et de l’économie fait pleinement partie de la géopolitique. C’est ce que nous essayons de mettre en place dans notre revue : cela permet d’avoir un horizon très vaste et de donner de la densité à l’analyse.

Dans votre premier numéro, vous publiez un « Manifeste pour une géopolitique critique », comment avez-vous ressenti le besoin de proposer votre approche de la géopolitique ?

Ce que nous voulions éviter c’était d’être dans une optique rédactionnelle sans forme et sans thèse : il faut une ligne éditoriale. Le but de ce manifeste est de dire quelle est notre thèse, quel est le fil directeur de nos recherches et l’angle sous lequel nous traitons les sujets. La critique, c’est une analyse et c’est pour cela que nous croisons différentes disciplines. Nous voulons aussi être vigilants sur les mots, c’est ce qu’on appelle la géopolitique du soupçon. Quand on détourne le sens des mots, on modifie la réalité. C’est important de faire de l’étymologie, de revenir au sens des mots. La mer, par exemple, ce n’est pas un lac, ce n’est pas non plus un océan au sens strict. Il faut aussi prendre garde des modes. Il y a trois ans par exemple, en août 2018, on parlait beaucoup des Rohingyas réprimés par les Birmans, à tel point qu’on était tout proche d’une intervention occidentale en Birmanie. On a eu une saturation médiatique pendant trois semaines. Puis le sujet a disparu des médias et n’est plus évoqué, alors que les problèmes demeurent. Notre objectif à Conflits est de nous détacher des temps médiatiques.

La géopolitique est une discipline omniprésente mais finalement peu connue, votre revue s’adresse-t-elle seulement à un public initié ?

Nous avons un public très varié, nous ne sommes pas une revue scientifique à petite distribution, nous avons des sujets qui restent larges et qui visent à être compris par tous. Nous pouvons bien sûr traiter de quelques sujets pointus, mais c’est plus rare et ils sont limités au site internet.

Dans les dernières décennies, il n’y a eu que très peu d’affrontements maritimes, mais les grandes puissances ne cessent de déployer leurs flottes, pensez-vous que la mer soit en train de redevenir un lieu de conflictualité ?

En septembre 2020, le chef d’État-major de la Marine, dans son discours d’accueil de la nouvelle promotion de Naval, disait : « Aujourd’hui, vous entrez dans une marine qui va probablement connaître le feu à la mer, vous devez vous y préparer ! ». C’est le retour de la vraie guerre, d’armée à armée, et la Marine française a pris en compte cela. En juin 2020, la frégate française Courbet s’est faite “allumer” par une frégate turque, on est passé à peu de chose d’un affrontement militaire. La Marine française a aussi fait plusieurs opérations d’analyse en mer de Chine. La mer n’a jamais cessé d’être un lieu d’affrontement.

Il y a notamment un affrontement juridique continu en ce qui concerne les Zones économiques exclusives (ZEE) créées lors de la convention de Montego Bay en 1994. C’est une vraie lutte parce qu’en fonction de la ZEE les pays auront, ou non, accès à des ressources maritimes. Une partie de cet affrontement juridique se joue dans les instances internationales de lobbying pour faire reconnaître une ZEE ou la faire évoluer. Un autre affrontement est la piraterie : la zone la plus dangereuse est le golfe de Guinée où la mission française Corymbe est exercée depuis 1990. Ce n’est pas une guerre d’État à État, mais il n’y a pas de piraterie sans le soutien d’un État terrestre, il y a donc des complicités. Il y a encore des affrontements plus menaçants, par exemple lorsque l’Iran a menacé de bloquer le détroit d’Ormuz.

Ainsi la mer demeure-t-elle une zone de conflictualité multiple. Le risque aujourd’hui est de passer d’une conflictualité diffuse à une guerre d’État à État.

Quelles sont les principales zones de conflits maritimes, ou du moins de tensions ?

Pour ce qui est de la piraterie, ce sont le Golfe de Guinée, les Caraïbes et le détroit de Malacca. Pour ce qui est des affrontements militaires, c’est la zone autour de Taiwan qui concentre le plus de tensions. Et pour les questions juridiques, la Méditerranée orientale et probablement le pôle Nord. Mais toutes ces conflictualités n’aboutiront pas à des affrontements : en mer Caspienne, par exemple, la délimitation des frontières après la chute de l’URSS s’est faite par l’entente.

En effet, l’actualité en Méditerranée orientale rappelle que la mer représente une richesse économique source de conflits diplomatiques, juridiques et militaires. Comment analysez-vous l’influence grandissante de la Turquie dans cette zone maritime ?

La Turquie veut retrouver sa puissance impériale ottomane. Mais ce qui suscite ses convoitises aujourd’hui, ce sont les gisements de gaz. On est seulement au tout début de la découverte des gisements, mais ceux qu’on a découverts près de l’Egypte sont équivalents à ceux de la prolifique mer du Nord.

Comment la France se positionne-t-elle à travers le monde entre les superpuissances que sont les USA et la Chine ? Bien qu’elle possède la plus grande ZEE du monde, quel avantage en retire-t-elle aujourd’hui ?

La France est la première puissance maritime en Europe, devant les Anglais – nous avons enfin accompli le rêve de Richelieu ! Nous avons aussi la deuxième marine occidentale derrière les Etats-Unis, et l’une des meilleures marines du monde puisqu’on ne sait pas ce que valent les marines russe et chinoise, qui n’ont pas l’expérience du feu et des projections. Dans la guerre, c’est une chose d’aligner une armée sur le papier, c’en est une autre de la voir en action. La grande chance de l’armée française c’est qu’elle a des zones d’entraînement, notamment dans le cadre de la lutte contre la piraterie. Nous avons les moyens techniques et des marins bien formés. Ce qui manque à la France, ce n’est pas l’avoir mais le vouloir. En matière de puissance, ce qui est important c’est le vouloir. Je crois qu’il n’y a pas de réflexion géostratégique en France. Nous avons une marine mais nous ne savons pas ce que nous voulons en faire : nous n’avons aucune vision globale. Le fait qu’on ne parle pas de la Nouvelle-Calédonie le montre.

Un pays du XXIème siècle sans accès à la mer peut-il revendiquer être une puissance ?

La mer, est vitale. Pour se développer, un pays ne doit pas être enclavé. Mais la puissance d’un port n’est pas tant liée à la mer qu’à la connexion avec la terre. Ce qui fait sa richesse, c’est toute la production terrestre qui l’accompagne et le fait d’être relié par des fleuves ou des canaux. Par exemple, Rouen est le premier port de céréales en Europe, pour cela il faut avoir un pays puissant derrière, capable de produire et d’échanger. On pense souvent que la puissance d’un pays vient de son port, mais c’est l’inverse, la puissance d’un port vient du développement d’un pays.

Une nouvelle voie maritime s’ouvre au pôle Nord suite à la fonte des glaces ; cette voie changera-t-elle notre conception du monde comme les grandes voies maritimes des 16ème et 17ème siècle ?

Je suis assez sceptique pour ma part, on en parle comme quelque chose qui va tout changer, alors que beaucoup de fondamentaux vont rester. Certes les communications seront plus rapides, mais toute la banquise ne va pas fondre et les frontières pourront se délimiter par négociation. Cela va être un changement mais pas une révolution.

On dit parfois que les grandes civilisations ont le regard tourné vers la mer, que révèle de la France notre rapport à la mer et au monde ?

C’est très curieux, parce que la France a toujours été une grande puissance maritime, mais nous sommes persuadés d’être une puissance continentale, alors que nous sommes les deux, et ce depuis l’époque médiévale. Cette histoire maritime a toujours été mal perçue, nous avons un complexe d’infériorité par rapport à l’Angleterre alors que très souvent nous avons été meilleurs qu’elle, d’un point de vue militaire mais aussi économique. Nous avons ce rapport très ambigu avec notre propre puissance navale : nous sommes une puissance maritime qui ne veut pas le reconnaître et qui est persuadée d’être une puissance de second rang.

Propos recueillis par Ombeline Chabridon et Emmanuel Hannapier